D’abord, peut-on rêver meilleur emplacement pour un dîner Goût de France ? Devant la tour Eiffel, pas moins, et entre les grands bras arts-déco du palais de Chaillot. Remontant l’allée du festival bordée de tentes où s’affairent des cuisiniers du monde entier, je hume des senteurs de phad thai, de quesadilla ou de boudin antillais. Des Guadeloupéens musclés tournent la manivelle de leurs sorbetières en bois pleines de sorbet coco. J’ai faim. Pas question de m’arrêter, je vais à un dîner officiel.
Les tables sont dressées sous une grande tente où l’école Ferrandi a été mobilisée, salle et cuisine. Le crépuscule de cette belle journée se teinte de violacé ; les convives arrivent petit à petit.
À dîner officiel, visiteurs officiels : voici M. Alain Ducasse et Mlle Camille Labro (M Le magazine du Monde) qui a beaucoup œuvré à la dimension écoresponsable du festival.
M. Gérald Passédat (Le Petit Nice, Marseille), qui a supervisé les deux banquets.
La réussite d’un banquet tient à une chose essentielle : la conviction. Il faut que les cuisiniers y croient pour que le public adhère. Cinquante, cent, trois cents couverts, peu importe : est-ce que la passion est là ? Et l’organisation est-elle assez fluide pour aider à rendre le moment inoubliable ? J’en ai connu, des événements où l’équipe, de part et d’autre du passe, semblait penser à autre chose. Des dîners qu’on avait un peu hâte de voir se terminer. On ne peut pas s’amuser et se taper la cloche à chaque fois. En ce qui concerne ce banquet provençal, je ne m’attends pas à l’espèce de miracle qui va se produire.
Les grandes personnes qui doivent dîner au Quai d’Orsay (et parmi eux le chef le moins tatoué du monde, ça aussi c’est officiel, prix décerné par les World Restaurant Awards) restent quelque temps avec nous avant de s’envoler pour les ors de la République, nous laissant, nous, la classe des petits, prendre place aux longues tables. Mais il n’y a aucun regret à avoir : la soirée est sur le point de s’épanouir en quelque chose de très joli, et je crois pouvoir dire que c’est nous qui nous sommes le plus amusés.
Les équipes de l’école Ferrandi se mettent en mouvement et c’est très beau à voir. Ces jeunes gens dignes, intimidés, donnent un spectacle émouvant. L’avenir de la cuisine française, la beauté du métier, la sûreté de leurs gestes, même si un peu de trac s’y mêle. Il paraît que ce soir, des étudiants de première année se joignent aux plus avancés, notamment en salle. Le service du vin, carrément chaotique, nous l’a fait ressentir. Mais les vins étaient très bons, ce qui n’est pas si courant dans ce genre d’événement.
Les quatre chefs qui ont composé le menu n’ont jamais travaillé ensemble. Ils ne se connaissent pas tous. Ils formeront, ce soir, un groupe d’une cohérence remarquable, évoluant parmi les jeunes Ferrandi, les assiettes et les tables sans heurt et sans choc, avec pas mal de fous-rires. On les sent tous heureux d’être ici, communiquant au contenu des assiettes une belle énergie gourmande qui me rappelle les débuts de la bistronomie. Et d’ailleurs, le contenu des assiettes… Savoureux et frais comme on imagine la cuisine de Provence dans ses rêves. À aucun moment le thème n’a été trahi, galvaudé ou caricaturé. À chaque moment il a été porté à sa plus belle expression, nous faisant méditer sur l’accord safran-poutargue comme sur une révélation, sur le croquant d’une lamelle de fenouil qui réhabilite ce légume trop souvent ennuyeux, sur la puissance d’un jus de poisson qui rappelle simplement que la réduction, en cuisine, c’est la réponse à beaucoup de questions. Ma voisine de table Estérelle (de Télérama) me fait observer à un moment qu’elle est bien contente qu’on n’ait pas mis des airs provençaux en musique de fond. C’est vrai, ces « tutu panpan » qu’abhorrait Giono. Mais c’est encore mieux que ça : ces quatre chefs nous ont joué la partition de la Provence réelle, pas celle de la Provence des clichés.
Sébastien Richard (Le Panier de Sébastien, Marseille), que l’on voit ici entraînant sa brigade d’un soir, est chargé de l’apéritif.
Sébastien donne le coup d’envoi. Après une mise en place minutieuse, tout s’accélère.
Clément Higgins (Bricoleurs de Douceurs, Marseille) nous a fait le dessert, mais tout le monde met la main à la pâte et le pâtissier donne un coup de siphon à cette première assiette.
L’apéritif de Sébastien Richard : anchoïade servie dans un chou avec une belle boucle de fenouil croquant ; une huître de Camargue au romarin brûlé, écume à la bière des Gardians ; panisse, maquereau, pickles d’oignon au safran. Un sans-faute dont on se lèche les doigts et qui porte bien son nom d’apéritif : après cela, on attend le reste avec appétit.
Au Marseillais pur jus Michel Portos (Le Poulpe) est confié le soin de la première entrée.
Michel nous a concocté un cannelloni à la pâte ultrafine, roulé autour d’un caviar d’aubergine et surmonté de poutargue. Encore un plat fin et subtil, où le safran révèle une légère amertume en compagnie de l’aubergine et de la poutargue. Michel vient s’asseoir avec nous. « Y a du rab ? » Non, il n’y a pas de rab, il vient souffler un instant.
À Glenn Viel, de L’Oustau de Baumanière, revient la seconde entrée. Quand il s’empare de la cuisine, on a l’impression d’entendre une déflagration, un coup de tonnerre. Cette forte nature bretonne replantée dans la vallée des Baux transmet son électricité à tout ce qui l’entoure. Tout va soudain plus vite, plus fort. Une énergie qui produit un plat exceptionnel.
Voyant atterrir l’assiette, je murmure : « Voilà, du pur Glenn Viel. » Mon voisin d’en face, un peu méfiant : « Ça veut dire quoi, du pur Glenn Viel ? » Mais, mon cher ami, commencez à manger, vous comprendrez ce que je veux dire ; ensuite nous en causerons si c’est encore nécessaire. J’entends autour de moi : langoustines. Et non, ce sont des gambas ! « Voilà, dis-je à mon vis-à-vis, c’est ça, du pur Glenn Viel. Un chef au toucher d’une telle finesse qu’il vous sert des gambas et vous croyez que ce sont des langoustines. » Gambas, artichaut poivrade, ail noir, jus d’une soupe réduit (une intense réduction de bisque de crustacés). Nos chefs passent autour des tables, armés d’un chinois à piston, pour distribuer le jus.
Photogénie provençale. Armand Arnal (La Chassagnette, Arles) est adepte d’une cuisine simple, autour des légumes de son jardin (il a été un des premiers chefs jardiniers). Ses retrouvailles avec Estérelle Payany, ma marseillaise voisine, me donnent l’occasion d’une petite série de portraits.
L’épaule d’agneau de la Crau confite, barigoule de fenouil et huile noire d’Armand Arnal. Un plat que ma grand-mère m’aurait certainement servi si j’avais eu une grand-mère provençale.
Clément, observé par Armand, nous fait goûter une Agrulive, l’huile d’olive pressée avec des agrumes. Ici, du yuzu.
C’est de cette huile au yuzu qu’il parfume sa tarte « 24 Carra », agrumes et agrulive, superbe petite bombe d’acidité et d’arômes hespéridés.
Arrivée fatiguée, je repartirai régénérée, nourrie et ragaillardie de cette énergie joyeuse que nous ont communiquée ces quatre chefs. Des soirées comme celle-ci sont rares et précieuses. Elles nous rappellent que parfois, derrière l’officiel, l’institutionnel, l’événementiel, le battement d’un cœur se fait entendre : celui de la cuisine, l’énergie inextinguible qui s’empare des chefs réunis au bon endroit et au bon moment. Et le signe qui ne trompe pas, c’est la réussite des plats. Quand tout plane à une telle hauteur, c’est que les chefs n’ont pas donné seulement leur savoir-faire : ils ont aussi donné un peu de leur âme.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud