Londres – Emily Roux et son époux Diego Ferrari ouvrent leur première table, Caractère : « je n’ai rien d’une fille de, je suis une bosseuse »

 À Londres, Emily Roux ouvre sa première table, Caractère : F&S l’a interviewée sur place, avec son mari Diego Ferrari – « je n’ai rien d’une fille de, je suis une bosseuse »

Dans la famille Roux, je demande la fille. Emily Roux, fille de Michel Roux Junior, petite-fille d’Albert Roux, et petite-nièce de Michel Roux Senior, est en train de se tailler un prénom bien à elle. Le 4 octobre dernier, elle a ouvert sa propre table, Caractère, dans le quartier cossu de Notting Hill, dans un Londres où le patronyme Roux s’est rendu célèbre par Le Gavroche. Food&Sens est allé visiter Caractère, où Emily Roux et son mari officient en duo. Lui, Diego Ferrari, Italien de 32 ans, et ex chef de cuisine du Gavroche, est en cuisine. Elle, Franco-Britannique de 26 ans, pleine d’une loquacité plaisante, et ancienne de chez Akrame Benallal à Paris, est en salle. Ensemble, ils tiennent leur nouvelle table avec une duale passion, autour d’une carte conçue… à deux, naturellement. Tour d’horizon d’un duo gagnant, dont la gentillesse et le projet font plaisir à voir.

Emily et Diego

F&S : Commençons par une question à brûle-pourpoint ; craignez-vous que certains vous voient comme « la fille de », en raison de votre célèbre patronyme ?

Emily Roux : Ah, ça… C’est vrai que certains ont ce préjugé à mon encontre. Et ce n’est pas nouveau ; pour eux, je serai toujours « la fille de ». Pourtant je suis une vraie bosseuse, comme le savent ceux qui me connaissent. Je ne rechigne jamais à faire les tâches ingrates. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai encore fait la plonge, pour aider l’équipe qui était débordée. Ça dit combien je n’ai rien d’une « fille de » ! Et puis, dès que j’ai eu 10 ans, j’ai passé mes samedis au Gavroche, où on me faisait peler les légumes. Ce qui ne m’a jamais dérangée, bien au contraire. J’aimais cette atmosphère, et je m’y suis tout de suite sentie à l’aise. Donc voilà… Fille de, ce n’est pas du tout moi !

F&S : En tant que Roux, les gens s’attendaient sans doute à ce vous ouvriez plutôt une table gastronomique. Qu’en pensez-vous ?  

E.R. : Sans doute, oui. Mais ce n’est pas ce que l’on voulait faire Diego et moi. Ce dont on avait envie, c’est d’un restaurant de quartier. Et puis, il faut rappeler qu’un restaurant gastronomique coûte très cher, aussi bien au niveau du personnel (qui doit être ultra qualifié), que des produits. Ça n’aurait pas été le même budget. Pour autant, ce critère-là n’est pas la raison pour laquelle nous avons opté pour un restaurant de quartier ; on a fait ce choix parce que c’était vraiment ce que l’on souhaitait faire : un restaurant décontracté, servant une cuisine simple et bonne, que l’on prend plaisir à manger, dans un joli quartier fréquenté. Le décor aussi va dans le sens d’une atmosphère confortable, où les gens se sentent à l’aise. L’endroit est à notre image, donc : abordable.

F&S : Puisqu’on est sur le sujet de la dynastie Roux, dont vous êtes la troisième génération à Londres, dites-nous quel regard vous portez sur le succès de votre famille ?

E.R. : Je suis très admirative de ce que ma famille a réussi à faire et à créer en cinquante ans. Je suis fière de porter le nom Roux, et de représenter un morceau de cette dynastie.

F&S : J’ai lu dans la presse britannique que pendant votre enfance, c’est votre maman qui cuisinait toute la semaine, car votre père n’était à la maison que le dimanche, pris par Le Gavroche. De fait, est-il juste de dire que Caractère tient plus de la cuisine de votre maman, que de celle de votre père ?

E.R : C’est vrai que ma mère a toujours beaucoup cuisiné, et très bien cuisiné. Son style à elle, c’est le home cooking, très bien assaisonné, toujours impeccablement cuit. Et le week-end, mon père prenait le relais, avec un plat plus spécial. Mais leur cuisine respective est aussi goûteuse l’une que l’autre, bien que dans des registres différents. Pour ce qui est de Caractère, on est plutôt dans la cuisine familiale en effet. Bien que Diego et moi ayons tous deux un parcours gastronomique, nous voulions proposer aux gens une table familiale, où retrouver les plats que nous aimons, cuisinés selon la manière que nous aimons.

Emily Roux avec son père Michel Roux Jr, au Gavroche – photo d’Issy Croker

F&S : Parlons de la carte, justement.  

E.R. : Elle oscille entre plats français et plats italiens. A Caractère, on a mis ensemble nos deux cultures, la mienne et celle de Diego.

F&S : Vos plats favoris sur la carte ? 

E.R. : Pour moi, c’est le Céleris « cacio e pepe », au vieux vinaigre de balsamique (25 ans d’âge). La mère de Diego m’a fait ce plat mille fois, et je ne m’en lasse jamais. Comme on ne voulait pas d’un plat qui fasse trop déjà-vu, ou qui soit trop simple dans l’exécution, on a choisi de remplacer les tagliatelles fraîches par du céleris rave. Cela donne une texture similaire, et une couleur presque identique à celles des tagliatelles.    

Diego Ferrari : Et pour moi, mon plat préféré est le risotto Acquarello (au praliné amande et réduction de Porto), qui était l’un des plats signature du chef qui m’a formé en Italie, à Milan (Davide Oldani).

F&S : Côté ingrédients, où vous fournissez-vous ? Surtout en Italie ?

D.F. : On tâche de se fournir le plus local possible, car les produits anglais sont d’excellente qualité. Les seuls produits que nous faisons importer sont ceux qu’on ne trouve qu’en Italie, comme le vieux pecorino, ou le vieux vinaigre balsamique. Pour le reste (gibier, poissons, légumes), tout est local, y compris les fromages, que l’on choisit en fonction de la saison. Nous avons mis en place un réseau de petits producteurs de grande qualité.

Céleris « cacio e pepe »

F&S : Vous avez baptisé votre restaurant « Caractère » ; pourquoi ce choix ?

E.R. : On voulait que ce soit un nom français, car Diego et moi nous nous sommes rencontrés en France, et on se parle en Français. Et puis, niveau caractère, on est têtu tous les deux, on a beaucoup de caractère justement, et on espère que c’est aussi le cas de notre cuisine. D’où ce choix. D’autant que chaque plat a son caractère propre, ce qui explique qu’on ait choisi d’organiser la carte selon différents traits de caractère ; il y a le trait de caractère « Curieux » ; le trait de caractère « Subtil » ; le « Délicat » ; le « Robuste », le « Fort », et le « Gourmand » (greedy en anglais) ; chacun de ces traits de caractère propose son lot de plats lui correspondant.

F&S : Est-ce que le fait de travailler en couple rend les choses plus faciles, ou au contraire plus difficiles ?

E.R. : Pour ma part, je trouve que c’est très bien de travailler en couple ; on se complète bien. Et puis, cela permet de se rassurer, de se tempérer l’un l’autre, de se conseiller.

D.F. : On a besoin d’être ensemble, je dirais. Je trouve que c’est agréable de faire une assiette à deux. De demander à l’autre ce qu’il en pense. Ça nous pousse.

F&S : Emily, vous avez fait le choix d’être en salle, tandis que Diego est en cuisine ; pourquoi cette répartition des rôles ?

E.R. : Le choix s’est fait naturellement, selon nos personnalités. Disons que Diego est plus timide que moi ; pour ma part, j’ai l’habitude d’être en salle et de parler au public. Avant Caractère, j’ai travaillé pendant trois ans à Londres pour une société de traiteur, Restaurant Associates, qui organise beaucoup d’événements, de démonstrations en public, etc. J’ai bien aimé l’exercice. Donc me voilà en salle, où j’accueille nos clients. Je pense d’ailleurs que ceux-ci sont contents d’être reçus par le chef, plutôt que par un maître d’hôtel. Cela participe à rendre l’endroit plus décontracté.

D.F : C’est bien qu’Emily soit en salle ; les gens aiment que le chef soit là pour leur expliquer la carte ; ils se sentent flattés par sa présence, rassurés. Quant à moi, je sors des cuisines quand je le peux.

E.R. : J’ajoute que bien entendu, je connais la carte par cœur, l’ayant co-conçue avec Diego. Sur ce point, que ce soit lui ou moi en cuisine, c’est pareil.

F&S : Quel est votre premier bilan depuis ces dix jours d’ouverture ?

E.R. : On était complets vendredi et samedi, et le samedi on a fait deux services. Pour l’instant, nous avons reçu pas mal de locaux, des gens du quartier. Et parmi eux, beaucoup réservent déjà pour la semaine prochaine. D’ailleurs, on a eu énormément de clients français. Sans doute habitent-ils le quartier. En tout cas, ils sont contents de tomber sur un restaurant où on parle Français.

Caractère

F&S : À Notting Hill, vous avez quelques illustres voisins. Je pense bien sûr à Clare Smyth, élue World Best Female Chef 2018, et dont le restaurant Core vient d’être doublement étoilé Michelin. Il y a aussi le Ledbury, 42edu World 50 Best Restaurants 2018, et deux étoiles Michelin. Les connaissez-vous personnellement ?

E.R. : Je connais Clare, nous sommes amies. C’est une femme droite et simple. Son restaurant est formidable. Quant au Ledbury, je ne connais pas le chef Brett Graham, mais on y mange très bien, et son restaurant est une institution du quartier. C’est une chance pour nous qu’il soit situé dans la même rue que Caractère ; de la sorte, quand les gens nous demandent où se trouve notre restaurant, on leur répond qu’il est dans la même rue que le Ledbury ! Et ils visualisent aussitôt (Rires).

F&S : Diego et vous, vous vous êtes rencontrés chez Alain Ducasse, au Louis XV à Monaco, où vous travailliez. Que retenez-vous de cette époque ?  

E.R. : Pour ma part, je retiens surtout du Louis XV l’impressionnante qualité des produits. C’est une des plus belles cuisines dans lesquelles j’ai travaillé. Ceci dit, je n’y suis restée qu’un an, à la pâtisserie. Diego, lui, a travaillé pour Alain Ducasse pendant des années.

D.F. : Oui ; j’ai travaillé au Plaza Athénée à Paris, puis au Louis XV de Monaco (où j’ai rencontré Emily), puis au Plaza à nouveau, puis 3 ans au Meurice. Ce qui m’a le plus frappé chez Monsieur Ducasse, c’est la complicité qu’il a réussi à créer avec ses producteurs, qui se plient en quatre pour lui livrer le meilleur du meilleur. Il a les plus beaux produits. J’ai énormément de respect pour ce monsieur.

F&S : Le Royaume-Uni s’apprête à sortir de l’UE ; l’approche du Brexit, est-ce que cela vous fait peur ?

E.R. : Diego et moi sommes Européens. Donc forcément, la perspective du Brexit nous procure un sentiment d’incertitude ; d’autant que notre personnel est en partie Français et Italien.

D.F. : Depuis l’annonce du Brexit, les prix des vins importés ont augmenté de 10 à 15%, ce qui est énorme. D’autant qu’à Caractère, la carte des vins est composée uniquement de vins français et italiens ; cela nous impacte, forcément. Et puis, c’est vraiment dommage pour tous ces jeunes Européens qui veulent voyager, découvrir un nouveau pays, apprendre une autre langue, une autre cuisine. Bref, on attend de savoir quel sera le contenu exact des futures mesures adoptées.  

F&S : Qu’est-ce qu’on vous souhaite pour vos débuts à Caractère ?

E.R. : Tout plein de clients contents !  

D.F. : Exactement. (Rires).

Propos recueillis par Anastasia Chelini
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