Dai Jianjun, activiste du terroir chinois – épisode 5

Suite du feuilleton Dai Jianjun dont vous pouvez découvrir l’épisode 1 ici, l’épisode 2 ici, l’épisode 3 ici et l’épisode 4 ici.

Pousses de bambou d’été avant préparation.

Au menu, hormis la tortue et les pousses de bambou, figurent de minuscules concombres cueillis ce matin, un grand bol de fu yong dan (les véritables « œufs fou yong », en réalité un flan d’œufs salé battu avec de l’eau et du saindoux), du foie de porc sauté à la ciboulette chinoise, une soupe de sarcelle, du porc à l’aigre-doux, plusieurs légumes et un majestueux plat de carpe à grosse tête en « cuisson rouge » (une sauce à base de vin de riz, de bouillon, de sauce de soja et de fécule).

Préparation du fu yong dan.


Pour bien cuire un fu yong dan à la vapeur, le sens de l’ouïe est essentiel. Zhu Yinfeng écoute attentivement le bouillonnement de l’eau.


Le fu yong dan prêt à servir.

Le porc à l’aigre-doux me surprend. Vous connaissez peut-être ce plat de restaurant chinois où le porc est frit dans une croûte épaisse et servi dans une sauce rouge collante avec des morceaux d’ananas. Ici, pas d’ananas, pas de colle, pas de tomate : des cubes de porc fermier très tendres rapidement roulés dans un mélange de farine et de fécule, frits à l’huile de thé et servis dans une sauce courte et finement vinaigrée. Un régal.

Le porc à l’aigre-doux de Gong Geng Shu Yuan. Rien à voir avec celui de nos restaurants chinois.

Pour le dessert, nous grignotons des graines de lotus fraîches cueillies ce matin dans le grand bassin. A Dai me suggère d’accompagner tout cela du vin de riz maison, goûteux, long et corsé comme un vieux jerez très sec. Mais il n’en boira pas. Dans sa jeunesse, alors qu’il cherchait à sauver un ami de la noyade, il le tint à bras-le-corps tout une nuit dans l’eau froide. Quand il se remit de cette épreuve, il se découvrit allergique à toute forme d’alcool. Comme nous tous, cependant, il arrose son repas du délicieux thé vert bio mao feng du village de San Jing, sur le Baimashan — le mont du Cheval-Blanc — dont nous apercevons le sommet de la terrasse.

Le thé vert de San Jing.

Une salade de tomates du potager, accommodée à la façon du Zhejiang : juste un peu d’huile de théier et de sel, le produit fait tout le reste.

Zhu Yinfeng lave le riz pour le déjeuner. La quantité est prévue pour douze convives.

Zhu nous prépare un foie de porc sauté à la ciboulette chinoise. D’abord, trancher la ciboulette.

La ciboulette est sautée très rapidement au wok. Le foie est sauté à part.

Rapide dressage à la paire de baguettes…

Et c’est prêt.

Gertrude Baillot, notre cadreuse, filme le déjeuner.

Poulet de la ferme cuit à la vapeur sur des feuilles de lotus dans une marmite en terre de Yixing.

Zhu Yinfeng et Chen Xiaoming en cuisine.


Zhu sort une carpe du lac, pêchée ce matin, du bassin où elle est gardée vivante.

Le lendemain matin, A Dai nous propose d’assister à la fabrication du lait de soja et du doufu (tofu) dans l’atelier de la ferme. Liujing pousse et tire le balancier de bois qui actionne le moulin de pierre pendant qu’une villageoise de Huang Ni Ling, louche à la main, y verse des grains de soja réhydratés. Une pâte d’un blanc pur s’écoule du bec du moulin, recueillie dans un seau.

La pâte est bouillie dans un grand wok de fonte et égouttée dans plusieurs couches d’étamine. Une partie du lait ira rejoindre la cuisine des petits déjeuners et le reste sera coagulé en doufu soyeux avec un peu de chlorure de magnésium. Le soja moulu qui reste dans l’étamine sera bouilli de nouveau pour obtenir un doufu plus dense et plus granuleux.

Apparaissent Yangping, une des assistantes de Dai, en jean turquoise et t-shirt en dentelle crème, et Shenmi, la compagne du chef Zhu Yinfeng, en robe courte qipao rayée, les poignets ceints de bracelets bouddhiques en bois précieux. Leur élégance vestimentaire ne les empêche pas d’empoigner la grande barre du balancier et de faire leur part du travail. Le grand atelier aux woks de fonte résonne de leurs rires et le travail du doufu se pare de grâce. Ces spectacles charmants ne sont pas rares à Gong Geng Shu Yuan.

Le doufu juste sorti du moule.

Plus tard, à la table du déjeuner, je dédierai ma première bouchée de ce doufu frais à mes compatriotes qui continuent de prétendre que cet aliment est insipide. Celui-ci est un sommet de la gastronomie dans la définition simple qu’en donnait Colette, évoquant une tartine de beurre : doux, crémeux, rafraîchissant, complexe, profondément satisfaisant, avec une petite touche de fumée de wok. Zhu a respecté ce grand produit en l’assaisonnant de sauce de soja maison et d’une pincée de ciboule hachée. Même sans cela, il serait délicieux.

Après le déjeuner, nous partons faire un tour dans les collines qui entourent le domaine. A Dai nous confie ses projets passés et à venir. Maintenant que le Manoir de Long Jing a atteint sa vitesse de croisière et qu’il est clair que le talent de cuisinier de Zhu Yinfeng ne fera que progresser, d’autres objectifs apparaissent. Le maître mot est : enseignement. Durant l’été 2012, le manoir Ming s’est transformé en école d’été pour les enfants du village de Huang Ni Ling. Pendant trois semaines, ils ont étudié la calligraphie, la musique chinoise classique, la peinture à l’encre, le papier découpé ; ils ont écouté des conteurs, joué à des jeux de groupe. Lors des cours d’agriculture, A Dai s’est aperçu à sa grande déception que la plupart des enfants ne connaissaient plus le nom des plantes sauvages ou cultivées. Il était temps qu’il décide d’ouvrir cette école d’été. « La société moderne détruit le lien entre l’homme et la nature. Pour étudier l’agriculture traditionnelle, il faut retourner à la terre, et l’humain est le chemin pour y retourner. C’est pour cette raison que j’ai décidé de créer cette école d’été. » C’est pour la même raison qu’il exhorte sans arrêt les paysans à ne plus utiliser d’intrants chimiques. Pour cela, il va d’abord voir les anciens, les autorités morales de chaque village, et s’adresse à eux. Il leur parle longuement, leur explique ses espoirs et ses méthodes. Les anciens, ensuite, transmettent le message au village entier. Afin de préserver les semences anciennes et les cultivars ancestraux, A Dai et ses compagnons se reposent sur les paysans dont ils achètent les produits, et ceux-ci leur enseignent leur savoir. Une relation cimentée par la patience, le respect et beaucoup de jovialité.

Ge Xuebin, qui fut gouverneur du district de Suichang, a aussi beaucoup appris d’A Dai. Il est maintenant maire adjoint de la province de Lishui et étudie la possibilité de convertir tout le district de Suichang à l’agriculture biologique, autant qu’il sera possible. Je n’ai pas été informée des résultats, mais à l’époque il semblait au moins acquis que les projets de Dai aidaient grandement les paysans de Huang Ni Ling à rester dans leur village.

Service du soir.

« La cuisine, ajoute A Dai, obéit aux mêmes principes. Observer les étapes traditionnelles d’une recette, prendre son temps, respecter les cuissons longues : si une soupe de canard doit mijoter quatre heures, eh bien ! Quatre heures, c’est quatre heures. » Sentir le temps, sentir le lieu. La veille, au cours du dîner, un ami de Dai, venu de Hangzhou, évoquait son désir de retourner vivre à la campagne. Voici le conseil que lui donna A Dai : « Retourne au village dont tu es originaire et, par-dessus tout, soigne tes relations avec les villageois, car si tu viens de la ville, ils essaient toujours de t’arnaquer un peu. Moi, j’ai la chance d’être soutenu par le gouverneur du coin, et j’ai réussi à développer une excellente relation avec les paysans locaux. Mais tu ne commenceras pas avec les mêmes conditions que les miennes. »

Zhu et son chien.

Traversant les champs de théiers en terrasses, nous atteignons le sommet de la colline. Le lac bleu pâle s’étend sous nos yeux comme du satin vieilli et tout le domaine semble dégringoler en cascade : Huang Ni Ling, le village tout en argile rose tendre, et Gong Geng Shu Yuan aux longues murailles blanches. Cette splendeur nous touche profondément le cœur. C’est une vaste peinture ancienne qui semble s’être matérialisée devant nous, vivante, voilée par une légère brume d’été. A Dai et moi, nous sommes comme la petite silhouette humaine que tout peintre chinois ajoute à sa peinture pour donner l’échelle, à moins qu’il ne s’agisse d’une barque ou d’une cabane à demi cachée dans les arbres : nous nous sentons parfaitement intégrés à cette œuvre d’art naturelle.

« Tu vois la montagne à gauche ? demande A Dai. Tu ne trouves pas qu’elle ressemble à une tortue ? Et maintenant regarde à droite : ne distingues-tu pas, dans cette pente qui tombe dans le lac, le profil d’une tête d’éléphant ? » En effet, maintenant qu’il me l’a dit, c’est incontestable. Et une fois qu’on les a vus, cette tortue et cet éléphant, on ne peut plus faire comme s’ils n’étaient pas là. Nous sommes entourés d’animaux fabuleux gigantesques, d’esprits de la terre qui inspirent le respect. Mais ce n’est pas tout. « Regarde aussi, ajoute A Dai, la forme que prend le lac entre ces deux montagnes. » J’ai déjà vu cette forme-là des dizaines de fois : celle de la double calebasse qui sert de bouteille dans la Chine traditionnelle. « La tortue, l’éléphant et la double calebasse sont les trois symboles les plus favorables de la culture chinoise. L’éléphant signifie bonheur, la tortue longévité et la calebasse fortune. Et ces trois symboles réunis veulent dire que j’ai bien choisi mon lieu. »

Nous restons quelque temps à contempler ce remarquable exemple de feng shui tellurique. Soudain, ma pensée s’illumine : je revois les petits éléphants de gingembre ciselés par le couperet de Chen Xiaoming. Et je comprends alors pourquoi il en garnissait sa tortue avant de la porter au wok.

(Pour l’épisode 6, c’est ici.)

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

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