Christian Sinicropi :  » Christian Willer a été la « sage-femme » qui a mis au monde ma cuisine et m’a protégé de gens qui ne croyaient pas forcément en moi »

 À quelques heures d l’ouverture du Festival de Cannes Le magazine Les Échos est allé à la rencontre du chef du très en vu Hôtel Martinez. Pour mieux connaître le chef, lisez son interview ci-dessous.

EXTRAITS 

Chef 2* Michelin de La Palme d’Or de l’hôtel Martinez, Christian Sinicropi conçoit et réalise chaque année le menu d’exception servi au jury du festival ainsi que la vaisselle, originale, en étroite interaction avec son épouse Catherine, artiste et céramiste. Un chef singulier et attachant, passionné par la transformation de la matière.

Christian Sinicropi, à 45 ans, est une personnalité singulière et charismatique du monde de la gastronomie. Fort d’une longue expérience, reconnu pas ses pairs, il fréquente pourtant peu les cénacles et les mondanités de la profession, préférant se consacrer à son métier et à une quête toute personnelle de la vie et du sens qu’il convient de lui donner. Pragmatique et efficace quand il s’agit de faire tourner la « boutique » (chef exécutif, il est responsable de toute la restauration du Martinez) il n’est cependant rien plus à l’aise que dans son « labo » un petit bureau où, entouré de nombreux échantillons de produits, il élabore d’abord ses recettes dans sa tête – son « atelier cérébral » – avant de passer à la pratique, en cuisine. Ou encore dans sa maison de l’arrière-pays cannois où, en tandem quasi fusionnel avec son épouse Catherine, il conçoit et elle produit la vaisselle en céramique de la Palme d’Or. Tous deux se sont formés à l’école de Vallauris. Limiter l’homme à son métier de chef cuisinier serait donc très réducteur. Artiste multiforme, philosophe, il a un leitmotiv : la transformation. Celle de la matière sous toutes ses formes et celle, indissociable, de la « pâte » humaine. A commencer par la sienne. 

QU’EST-CE QUI VOUS A POUSSÉ À DEVENIR CUISINIER ?

En fait, je n’en savais rien. Le besoin de m’exprimer à travers la matière a poussé mon instinct à ce choix. L’école a été maladroite avec moi et à 15 ans je suis parti dans cette voie comme apprenti. Ma mère m’a trouvé un maitre d’apprentissage, Roland Arizza à l’As de carreau, à Cannes. Il m’a montré ce qu’est le métier, ça m’a plu. L’enfant que j’étais ne pouvait pas s’exprimer avec les mots. S’il s’est épanoui, par l’émotion et les sensations d’abord, c’est grâce aux rencontres et à cette prise de conscience du pouvoir de transformation de la matière qu’offre la cuisine.

UNE RÉVÉLATION ?

Les trois premières années de mon apprentissage ont été déterminantes. A Cannes, je participe et gagne un concours de cuisine. Cela m’a permis d’être invité par Yves Thuriès, un mythe dans la profession et à aller au Grand Ecuyer, à Cordes-sur-Ciel, une très grande maison. Deux semaines parmi les plus belles de ma carrière, qui m’ont transformé. L’enfant qui est parti à 16 ans n’en était plus un au retour. Un moment initiatique. Je le revis là, en vous parlant. Monsieur Thuriès était Compagnon du Tour de France, avec des valeurs. On m’a demandé si cela m’intéressait et j’ai rencontré Jean-Marie Gautier, le bras droit de Christian Willer, le chef du Martinez. Paule Neyrat, une diététicienne qui travaillait avec les chefs étoilés et la créatrice des stages Escoffier a également été déterminante pour moi. Depuis, je suis devenu compagnon, longtemps je n’en ai pas parlé. Mais la lanterne n’est pas faite pour briller à l’intérieur mais pour être un repère pour les autres.

VOUS AVEZ DONC FAIT VOTRE TOUR DE FRANCE ?

A Paris, au Carlton de Cannes, à l’Hôtel du Palais à Biarritz, de nouveau au Carlton, à Strasbourg au Buerehiesel d’Antoine Westermann puis au Louis XV d’Alain Ducasse à Monte-Carlo, comme chef de partie. C’est là, avec Frank Cerutti, que s’est structurée ma cuisine, qu’elle s’est épurée, que j’ai commencé à aller à l’essentiel. J’ai mis le paquet pendant trois ans, j’ai pris le temps d’observer, de comprendre les produits. Mais je me disais que je n’étais pas dans la réalité, que je vivais par procuration. J’avais l’usufruit du lieu mais je savais que je n’étais que de passage.

PUIS C’EST LE MARTINEZ…

J’y suis entré en 2001 comme sous-chef, un poste créé pour l’occasion. Une relation affective mais sans compromis s’est établie avec Christian Willer. Quand un jour il m’a demandé « mais qu’est-ce que vous voulez ? » je lui ai répondu, en plaisantant bien sûr, « votre place » ! Il a souri. En fait, j’ai compris plus tard qu’il avait déjà décidé, sans me le dire, que je lui succèderais quand il partirait. Trois ans après mon arrivée, il a mis l’enseigne Palme d’Or à nos deux noms Christian Willer-Christian Sinicropi et il a préparé le guide Michelin (La Palme d’Or est 2* depuis 1991) à la transmission. Quand en 2008, à 35 ans, je prends tout l’hôtel avec le poste de chef exécutif, je garde les 2*. Christian Willer a été la « sage-femme » qui a mis au monde ma cuisine et m’a protégé de gens qui ne croyaient pas forcément en moi, il m’a servi de bouclier. Il savait que j’étais un affectif, que je devais comprendre ce qu’on me demandait, pas qu’on me l’impose.

VOTRE CUISINE ÉCLOT TÔT ?

Oui, comme une pulsion, une cocotte-minute. Si la mutation s’est faite progressivement, la colonne vertébrale de ma cuisine et la métaphysique sont là très tôt. A mon sens, la cuisine c’est comme l’art plastique, un art de transformation. Je m’exprime en transformant la matière tout en la respectant, en la laissant s’exprimer, elle. C’est très intime la cuisine : vous sélectionnez les produits, souvent vivants, vous les touchez, les manipulez, les transformez… Puis, à la fin, le client ingère ce que vous avez préparé, le met dans son corps qui l’assimile et le transforme encore. Cela crée une forme d’intimité, vous ne pouvez pas faire n’importe quoi. Le corps et l’esprit se nourrissent de ce tout, c’est très symbolique. Celui qui goûte, ingère est la dernière pièce du puzzle, cela ne m’appartient plus. C’est un peu mystique mais la vie pour moi est mystique. Je ne peux pas dire ce que je suis, je vis ce que je suis. Ma femme me dit souvent que je n’ai pas le choix de ma vie car elle s’impose à moi. Ce n’est pas prétentieux, c’est un ressenti qui me hante. Ce que je peux faire, c’est vivre mes émotions, mes convictions, mes sentiments et les matérialiser.

COMMENT LA DÉFINIRIEZ-VOUS ?

Des pigments de saveurs très méditerranéennes, qui expriment ses origines, son ADN, le terroir, le soleil… Mais axée sur la sublimation du produit, sur sa genèse, sa pureté. L’axe est le produit et autour de ce produit je créé un deuxième écosystème pour une deuxième vie.

UN DEUXIÈME ÉCOSYSTÈME, UNE DEUXIÈME VIE ! C’EST-À-DIRE ?

C’est créer, à travers les saveurs, un environnement inspiré du milieu naturel d’origine du produit mais sans viser à reproduire, à copier ce milieu. Ce n’est donc pas recréer une chimère mais entrer en connexion avec l’axe pour le sublimer. Je vais prendre une image. Ma cuisine, comme le papillon, a plusieurs vies. La première c’est le produit qui éclos dans son milieu naturel, comme l’oeuf qui devient chenille ; la deuxième c’est la transformation – la chrysalide – de laquelle sort votre plat, lui-même très éphémère comme l’est la vie du papillon, et qui doit être consommé très rapidement. En effet une fois au « passe », il ne nous appartient plus et reprend sa liberté, il s’envole. A chacun de se l’approprier alors.

D’OÙ VOUS VIENT CETTE FAÇON PLUTÔT ORIGINALE DE CONCEVOIR VOTRE TRAVAIL DE CUISINIER ?

C’est une conviction viscérale et cérébrale profonde. Je me dois de respecter chaque organisme vivant, ne pas le tuer pour rien. Quand nous recevons un produit nous devons donc le considérer, le respecter, le sentir. Il n’est pas là par hasard. On l’a extrait de sa vie, de son milieu, pour lui donner une deuxième vie en le transformant. Prenez cette câpre séchée, là, c’est une vraie plante qui a son histoire. Dans sa petite boite elle vit sa deuxième vie et demain en la transformant, en lui attribuant un rôle grâce à sa saveur et sa texture, on va lui donner ce côté éphémère du papillon. A mon sens, la gastronomie c’est tout un monde, un univers. C’est l’expression du ressenti d’une approche psychique captée par nos sens. En même temps, nous sommes aussi des capteurs, des éponges. La cuisine, nos modes de restauration, la façon dont on se nourri sont des révélateurs de la société, de notre époque.

LA CARTE DE LA PALME D’OR EST PRÉSENTÉE SOUS LA FORME D’UN « CUBE ». POURQUOI ?

C’est un jeu, fait pour créer le mouvement. Le mouvement, c’est la vie, l’énergie, la remise en question permanente, une démarche, une attitude. Ma cuisine est un mouvement nuancé avec des soupçons de vide, de silence, de creux, un déclencheur de manque et tout ça porte à la redécouverte. Il est parfois intéressant de créer un manque, par exemple celui du sel. Sans manque, il n’a pas d’envie. Donc vous le ressentez et quand vous reprenez une cuillère, là vous allez encore plus haut ! Le palais est un temple, c’est la porte de l’âme. Quand vous goutez, les émotions arrivent, montent… Il faut rendre le plus longtemps possible cette sensation de désir, d’orgasme, prolonger la sensualité entre chacun des « mouvements » que je propose à la Palme d’Or.

IL FAUT CRÉER DE LA FRUSTRATION ?

Certains appellent ça comme ça, ou jouissance, ça dépend de chacun. Pour moi le manque est un appel au désir, lequel appelle à l’effort pour y accéder, à donner, à partager. Au fond je cherche à amplifier l’émotion, à faire vibrer. L’émotion peut être cérébrale ou viscérale, vous pouvez avoir un orgasme cérébral, des vibrations dans le cerveau, une sensation de waouhh…

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COMMENT FAUT-IL DÉGUSTER VOTRE CUISINE ?

A chacun sa façon. Un plat, on s’en nourrit d’abord visuellement. Mais si on le regarde trop longtemps, il s’assèche, il meurt. Une fois le plat servi au client cela devient sa responsabilité. La nourriture est faite pour être consommée, ce n’est pas comme un tableau que vous contemplez. Donc, il faut rentrer dedans, rassembler, porter au palais … Il y a ce jeu de manque, à vous de trouver ce qui vous manque, le salé, le sucré… On crée un écosystème avec des saveurs primaires. Il ne faut pas forcément chercher à les identifier une à une mais unifier, pour ne faire qu’un. Dans ma cuisine, les différents composants rassemblés forment une entité, un microcosme, un univers qui aspire à la découverte. Et au fur et à mesure, chaque saveur va s’énoncer. Mais avant de comprendre il faut mâcher, sucer, consommer, lâcher prise et après, analyser. Quand vous goûtez vous ne vous posez pas la question de ce que c’est, mais quelle émotion le plat vous apporte. Pour ma part la gastronomie est un art complet, comme un sens qui exploite tous les sens. Vous regardez, vous sentez, vous touchez, vous écoutez, vous mettez en bouche. C’est l’alignement de tout cela qui va créer l’émotion, l’expérience.

COMMENT CRÉEZ-VOUS UN PLAT, UNE RECETTE ?

Je n’ai pas besoin d’être dans une cuisine pour cela. Ma plus belle cuisine, c’est mon atelier cérébral. Une cuisine psychique, que vous virtualisez en vous. Les produits vous les mémorisez. Le cerveau, si vous l’éduquez à analyser et à approfondir, est la plus grande archive du monde. Prenez cette petite câpre, elle a cinq saveurs et ce sont ces cinq saveurs rassemblées qui créent son identité. Ma cuisine, c’est pareil. Une fois rassemblés les différents composés forment une entité, un microcosme, un univers nouveau, qu’on ne connait pas. Et s’il est savoureux, c’est aussi de l’énergie, du dynamisme. Vous considérez où est né le produit, comment il a vécu, son écosystème initial. Mon rôle est de créer gastronomiquement, avec une recette, un deuxième écosystème de saveurs avec des repères de son environnement d’origine.

UN EXEMPLE CONCRET ?

Prenons le risotto. Le riz est l’axe, le repère, le produit central que chacun comprend immédiatement. Vous ne devez pas le dénaturer. La sauce, les condiments, les exhausteurs de goût, c’est leur combinaison qui est importante. Mais aussi la mémoire, le vécu, le phantasme. Qui dit riz, dit rizière, dit eau, eau stagnante, douce ou avec une légère dose de sel… La rizière, ce sont ces odeurs : de vase, d’eau saumâtre, de racines, d’un côté calcaire… Partant de ça, vous créez un nouvel environnement à partir de composants naturels que vous « mixez », comme on le ferait avec de la musique ou un parfum. Instinctivement, je perçois les dosages, la force, les goûts… Mon cerveau le sait. Après, je donne la recette à mes équipes qui me préparent les composants et, de façon quasi chirurgicale, je goûte, je finalise… Ce qui est intéressant c’est de suivre son instinct pour se rapprocher au plus près des proportions divines qui sont dans la nature. A partir de là, vous construisez. C’est une question d’équilibre.

C’EST UN PEU MYSTIQUE, TOUT ÇA !

Ma démarche est un peu une quête d’alchimiste, un peu mystique si vous voulez. L’étape dans laquelle je suis aujourd’hui est celle de la pureté des origines. C’est cet exercice que je ressens. A partir du moment où l’être humain absorbe une pensée divine, il la détourne. Je crois en ce qui amène l’être humain vers le bien. C’est une conviction, un ressenti, une émotion. Après on lui donne la forme qu’on veut.

UNE QUÊTE DE PERFECTION ?

La perfection est un leurre, une création humaine, elle n’existe pas. Mais y croire nous emmènerait-il pas vers quelque chose de différent ? Vers quoi nous ne serions peut-être jamais allés ? La création.

VOUS ÉVOQUEZ SOUVENT PLATON, SOCRATE, JUNG…

J’ai commencé à lire à 23 ans ! Jusqu’alors je vivais ma quête plutôt isolé. Sur mon territoire, la cuisine, je n’ai pas de problème mais à l’extérieur je suis très pudique. Ce qui m’a sauvé, c’est la lecture, en lisant j’ai vécu ce ressenti de différence. Le premier livre que j’ai ouvert est Le monde de Sophie de Jostein Gaarder, un livre d’initiation à la philosophie sous forme de voyage au pays des philosophes. Puis le Mystère de la Patience, un récit initiatique.

TRANSMETTRE, C’EST IMPORTANT POUR LE COMPAGNON QUE VOUS ÊTES ?

Nous avons un devoir de transmission, de laisser un repère pour les autres, les futures tribus. Certes, il y a bien sûr derrière cela une volonté d’éternité, de refus de la mort. C’est humain, il ne faut pas se mentir. Il y a de l’ego. Mais la raison c’est aussi de dire que si j’ai pu hériter de tout cela, c’est qu’avant moi un autre l’a construit, Christian Willer. Nous aussi nous devons construire des repères, des bases, des fondations pour les générations futures. Nous sommes les gardiens, les transmetteurs d’une exigence de qualité et d’une tradition. Je ne suis qu’un des canaliseurs et des diffuseurs de ça. A qui veut bien le voir et le prendre.

 

 

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