Dans son « camion-cuisine », Sean Fowler, veste de chef manches longues bien apprêtée et torchon sur l’épaule, dispose avec précision de jolis filets de cabillaud dans un grand plat en inox. Gros sel, poivre, échalotes, mais pas d’huile: l’assaisonnement est calculé, le poisson peut passer en cuisson. Au bout du plan de travail, d’une propreté totale, trône un clafoutis à la cerise, « pour le dessert ».
Cet Américain connaît la recette: c’est son 11e Tour de France. Depuis plus d’un an, tous les repas de l’équipe cycliste Groupama-FDJ passent par ce chef âgé de 52 ans, qui a délaissé son restaurant en Catalogne pour travailler au quotidien dans la salle exigüe de ce camion-cuisine qui suit les coureurs toute l’année.
« Sur les trois semaines du Tour, je ne répète jamais deux fois la même recette », assure-t-il, en saisissant un agenda où figurent déjà les menus des prochains jours. Son métier, il le résume en trois axes: « Premièrement, s’assurer que les coureurs ne tombent pas malades. Deuxièmement, qu’ils mangent ce qu’ils doivent manger pour être en forme. Et troisièmement, que cela les rende heureux. »
Manger heureux, cela change beaucoup de choses pour un cycliste professionnel condamné à respecter des apports stricts. « On sait très bien ce qu’ils doivent manger, ce qu’ils ne doivent pas manger. Mais si ce n’est pas un peu varié, au bout de trois semaines cela devient difficile », constate Alain Deloeuil, le directeur sportif de l’équipe Cofidis, qui dispose comme toutes les formations d’un cuisinier et s’appuie sur les conseils d’une nutritionniste.
Celle-ci aussi est attachée à cette notion de variété. « Il faut varier pour apporter différents minéraux ou vitamines, mais aussi pour le bien-être des coureurs. Les repas, du soir notamment, doivent être des moments plaisir car les coureurs ont souvent mangé des gels et des barres énergétiques toute la journée sur le vélo », affirme Laurie-Anne Marquet, qui suit l’équipe depuis janvier 2019.
Comment associer plaisir, goût, et besoins nutritifs essentiels à la vie de coureur pro ? C’est un défi, répond Rocco Selvitano, un chef italien qui s’occupe du contrôle qualité des produits proposés aux équipes par les organisateurs du Tour. « On est limité par les ingrédients, il y a des restrictions sur les matières grasses, les épices, ce n’est pas la cuisine à laquelle je suis habitué », estime ce cuisinier mis à la disposition des formations qui en auraient besoin, comme Fortunéo en 2018. « Il faut de l’imagination. »
De l’imagination, les équipes en ont. Chez Total Direct Energie, précurseur dans le domaine, cela fait près de 15 ans que les coureurs ne mangent plus dans les hôtels, mais dans un « espace nutrition » mobile constitué d’une partie cuisine et d’une partie repas imaginée comme une salle de restaurant gastronomique.
« L’hygiène alimentaire, c’est l’une des parties les plus difficiles du métier. On a découvert que ce n’était pas incompatible de manger bien tout en mangeant bon », se souvient Thomas Voeckler, qui a fait toute sa carrière dans l’équipe.
« De toute façon, on n’a aucun logiciel qui nous permet de dire à la calorie près ce dont le coureur a besoin », constate Jacky Maillot, le médecin de Groupama-FDJ. « Si la nutrition devient une contrainte, on peut vite tomber dans les troubles obsessionnels du comportement alimentaire ».
Les coureurs, tout heureux d’être chouchoutés culinairement, ne disent pas le contraire. David Gaudu (Groupama-FDJ) est tout content d’avoir sa « galette complète » le matin, Alexis Gougeard (AG2R) est ravi du moment qu’il a son omelette au petit-déjeuner. « C’est mon plaisir à moi », dit-il. « On a la chance d’avoir de la bonne cuisine. Tu aurais presque envie de te resservir ! Mais tu ne le fais pas, car tu sais que ce n’est pas bien ».