L’autre visage du chef André Chiang : quand l’art et la cuisine se répondent – interview exclusive à Bilbao, en marge du 50 Best.

  L’autre visage d’André Chiang : quand l’art et la cuisine se répondent – interview exclusive à Bilbao, en marge du 50 Best.

C’est sous le soleil de Bilbao, où se tenait la cérémonie du 50 Best 2018, que nous avons interviewé André Chiang (dont le restaurant André était auréolé de deux étoiles Michelin, et caracolait à la 14e place du 50 Best). Venu assister à la grand-messe annuelle des chefs et de leurs restaurants, nous l’avons rencontré au musée Guggenheim, bâtiment moderne aux façades envoûtantes, pour une interview poussée sur son rapport à l’art. Rencontre avec un chef aussi créatif qu’artisan, qui fait de la cuisine un art comestible.

F&S : André Chiang, nous vous retrouvons après la fermeture de votre fameux restaurant André, qui a fait pendant dix ans les beaux jours de Singapour ; à l’époque, vous aviez dit vouloir profiter de cette fermeture pour vous consacrer à des créations artistiques. Où en êtes-vous de ce côté-là ?

André Chiang – Je suis actuellement dans la période de transition (la fermeture d’André étant survenue en février) ; avant toute chose, je m’attache à terminer ma maison à Taïwan. Ensuite seulement, j’entamerai un nouveau chapitre. Pour l’heure, le processus de déménagement et d’installation est encore trop prégnant. Ceci dit, je fais en parallèle des sculptures en poterie –chose que j’ai toujours faite, d’ailleurs, bien avant de devenir chef.

F&S : À quand remonte votre intérêt pour l’art ?

À mon enfance. Quand j’étais petit, je voulais devenir artiste ; plus précisément, je souhaitais devenir sculpteur et potier. Mais je me suis rendu compte que j’aimais les challenges. Peindre, cela implique deux dimensions ; avec la sculpture et la poterie, on passe à trois dimensions ; dans la cuisine, on entre cette fois dans un média à quatre dimensions (puisque la cuisine implique un quatrième sens, l’odorat.) Ce qui complique encore la tâche. Ceci étant dit, il y a bien sûr des similarités entre l’art et la cuisine ; dans les deux cas, on travaille à partir de la nature, de ce qu’elle nous donne. Que ce soit avec une carotte ou un morceau de bois à sculpter, je dois suivre la nature, le sens qu’elle a donné au morceau de bois, ou au légume.

 

F&S : Pas de regret, donc, d’avoir choisi la cuisine plutôt que l’art ?

Non, car chaque plat est un calcul, une inspiration. Que ce soit à travers un plat ou une sculpture, la créativité demeure.

F&S : Toutefois, l’art est pérenne, au contraire de la cuisine, éphémère dans sa forme (un plat, aussi beau soit-il, finira mangé) ; que vous inspire cet état de fait ?

Massimo Bottura a dit quelque chose en ce sens, lors de la conversation « Food meets Art » qui se tenait au Guggenheim (le 18 juin, soit la veille de la cérémonie du 50 Best, ndlr). Il a dit des chefs que « nous ne sommes pas des artistes, mais des artisans ». En effet, un plat ne doit pas seulement être beau ; il faut aussi qu’il ait bon goût. Au contraire des artistes, qui sont libres, nous les chefs ne faisons pas totalement ce que nous voulons. Nous devons aussi tenir compte des besoins nutritifs liés à la nourriture. Je n’éprouve toutefois pas de frustration vis-à-vis de cet état de fait, car je peux ajouter des éléments supplémentaires à mon plat, pour lui donner toujours plus d’intérêt : la texture, les couleurs, sont tout autant de facteurs permettant la créativité. Oui il y a des restrictions du point de vue créatif, mais en même temps, tenter d’apporter de l’art à un plat reste une belle possibilité.

F&S : Parlez-nous de votre inspiration artistique ; d’où vient-elle essentiellement ?

50% de mon inspiration me vient de la nature. Mon crédo consiste à la suivre ; pour ce faire, je m’attache à comprendre la force de la claie, du bois, et de ce que l’on peut faire avec. Même chose avec une tomate, par exemple : pour en sortir le meilleur, il faut comprendre sa tournure. Les autres 50% de ma créativité viennent de ma volonté d’être contemporain. On appartient à son époque ; notre art comme notre cuisine appartiennent à notre époque. De fait, j’essaie d’appartenir à mon temps. Ce que je fais n’est ni futuriste, ni passéiste ; je m’efforce d’être contemporain.

F&S : Vous êtes plutôt peinture, sculpture ou dessin ?

Plutôt poterie, bien que je peigne et sculpte également.

F&S : Verrons-nous un jour l’artiste André Chiang exposer dans une galerie ?

Je l’espère, d’autant que c’est une partie de moi que je souhaiterais rendre plus visible. Mais il est vrai que je ne force rien ; si cette opportunité vient, je suis prêt.

F&S : Quel artiste vous inspire le plus ?

Leonardo Da Vinci. Cet homme n’était pas seulement un artiste ; il était aussi charpentier, ingénieur, mathématicien, savant. Il était un tout. Une personne complète. En cela il diffère des autres artistes. Pour ma part, je ne veux pas être perçu simplement comme un chef ; mais comme plusieurs options réunies. Autre élément concernant Leonardo Da Vinci que je trouve profondément inspirant, c’est le fait que son travail était calculé à la virgule près. Et pourtant, en regardant ses toiles, on ne ressent pas la technique qui est derrière ; leur tracé semble évident, sans effort. Même chose dans la cuisine : à la première bouchée d’un grand plat, rien n’est supposé trahir la somme de travail effectuée en amont pour le confectionner. Ce n’est qu’à la seconde, voire à la troisième bouchée, que l’on réalise soudain toute la technique que ce plat a nécessité, et la somme de travail qu’il a engendré.

F&S : Il est désormais difficile d’éclore sur la scène culinaire sans intégrer dans ses assiettes une note artistique. Qu’est-ce que cela dit de l’époque ?

C’est un bon mouvement ; il y a dix ans de cela, l’importance de l’esthétique et de la couleur étaient moindres ; les chefs se concentraient surtout sur la technique. Or, travailler la palette de couleurs dans ses plats, c’est essentiel. D’ailleurs, chez André mes menus ne s’appelaient pas « menu d’été » ou « menu d’hiver », mais « Collection ». Chaque collection était composée de 24 pièces ; niveau coloris, on passait ainsi du marron foncé au gris profond, puis au vert olive, jusqu’au vert franc, avant d’atteindre le jaune, et ainsi de suite. Mis bout à bout, mes 24 plats donnaient un éventail complet de couleurs, incarnant la transition chromatique de l’hiver au printemps.

F&S : Vous êtes actuellement à la tête de six restaurants ; avez-vous d’autres projets en cours ?

J’ai un septième restaurant en cours. J’ai aussi deux autres projets, qu’on ouvrira à la fin de l’année. Mais je n’en dis pas plus pour l’instant ! Je pense qu’après ces prochaines ouvertures, je m’arrêterai là niveau croissance. J’aime pouvoir passer du temps avec mes chefs en cuisine, et mettre à jour de nouvelles idées ensemble.

F&S : Concluons sur le 50 Best, raison de votre présence ici. Ce classement vous a attribué un prix honorant votre carrière ; vous qui êtes encore jeune, cela ne vous effraie-t-il pas ? Il peut vous arriver quoi de mieux après ça ?

Quand j’ai appris que j’allais recevoir cet Award, j’étais choqué et en même temps, j’avais conscience d’être un peu jeune pour recevoir un Lifetime Achievement ; mais une amie m’a dit que cela reconnaît non pas l’âge, mais ce que j’ai apporté à l’industrie culinaire. Alors voilà ; c’est une fin parfaite (et un commencement également) pour le chapitre André. De plus, cet Award étant voté par les meilleurs chefs, le sentiment d’être reconnu par ses pairs m’a beaucoup touché.

Propos recueillis par Anastasia Chelini
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