La table est dressée dans la cour de Marbre de l’hôtel George V, qui accueille aussi les tables de L’Orangerie, côté nord, et du George, côté sud. Au centre, au sommet de quelques marches, la table gastronomique du Cinq domine discrètement, dissimulée par un épais rideau d’orchidées violettes. Dressée pour quatre à six convives, pas plus, elle s’offre aux dîners d’amoureux, aux réunions d’amis ou à tout autre bel événement de la vie.
La table est revêtue de noir, d’or et de violet — les couleurs du Cinq et son inspiration Arts-déco. Nappe brodée d’une mousse de rubans noirs, assiettes de présentation à large bord doré… Le mur de fleurs délimite un espace intime, comme coupé du monde.
Un meursault ballot-millot 2014 vient promener sous nos narines une délicieuse odeur de peinture fraîche (j’ai même envie de dire : de peinture bleue fraîche) et imite un riesling par quelques notes pétrolées. En bouche, du calcaire, de la fraîcheur et un raisin très sec. Magnifique.
À table estivale, carte et menu estivaux. Tous les plats signatures du chef y figurent, mais on se dirige de plus en plus vers la Bretagne, la mer, l’iode. Cependant, Christian Le Squer ne prend jamais de raccourci : les saveurs marines se révèlent par de savantes associations et vous attendent au tournant. Certains chefs font des saveurs en couches : Christian aussi, mais il y ajoute des saveurs en cheminement. On les rencontre l’une après l’autre comme au cours d’une promenade qui mène à la découverte d’un paysage.
C’est le cas de cet amuse-bouche : une gelée végétale, aussi belle que bonne, l’acidité de la tomate verte, léger voile dissimulant une couche de yaourt doux et crémeux. Une bouchée, et on est déjà à la campagne.
Tartelette au foie gras, cornichons hachés. Croquant et futé, on en reprend et on la finit.
Création récente, ce drapé d’artichaut. Le goût du légume doux-amer est intensifié par une association de textures : ferme, moelleuse, croustillante. Ci-dessus, vu sous cloche. Ci-dessous, vu sans cloche.
Bar de ligne, caviar, lait ribot. Ce plat signature relève d’une forme d’alchimie : la saveur iodée est produite par le lien qu’établit le lait ribot entre le caviar et le bar, beaucoup plus qu’elle n’est présente dans aucun des trois éléments. Le brocoli, iodé lui aussi, confirme.
Christian Le Squer vient soulever les cloches, nous parler de sa cuisine, nous questionner, recueillir nos avis. Il nous dit percevoir des analogies entre la cuisine et le monde du parfum ; il cherche à susciter par les sensations des « surprises qui marquent la vie ».
Le pain, j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, est une grande réussite du Cinq. Un petit nouveau : le pain au blé noir, délicieux. Beurre demi-sel obligatoire.
Autre plat signature, la fameuse gratinée d’oignons. Qu’il est tout à fait possible de photographier correctement, même au téléphone et en flou avec Hipstamatic (ça y est, je l’ai dit), quand on ne s’appelle pas Jay Rayner et qu’on n’a pas décidé de venir faire un carton au Cinq avec quinze tonnes de mauvaise foi et un style de latrines parce qu’on a un livre à promouvoir. (Ça aussi je l’ai dit.)
On continue avec les classiques du chef : cette timbale de macaronis à l’artichaut et à la truffe dont j’entends parler depuis des années mais que je goûte pour la première fois ! C’est une merveille gourmande, opulente, savoureuse. Et les excellentes truffes — en plein été — me rappellent ce que dit mon ami Pierre-Jean Pébeyre : Une très bonne conserve de truffe vaut mieux qu’une truffe fraîche médiocre.
Prédessert à l’abricot tout en charme.
Dessert pamplemousse frais, amer, très amer. En couches : écorce de pamplemousse confite, sorbet pamplemousse, cristalline. Un des meilleurs desserts de Paris, surtout en été quand il fait les 30 °C qu’il faisait alors.
J’ai un peu honte. Quand j’ai oublié de prendre la photo, cela veut dire que le plat m’a fortement impressionnée. Il s’agit du dessert signature appelé givré laitier au goût de levure. Tout grand chef possède une gamme d’expression allant du plus subtil au plus affirmé. Christian Le Squer, me semble-t-il, possède quelques degrés de plus que la moyenne côté légèreté et subtilité. Parfois, il joue en notes si fines que le salé, le sucré, et même une certaine dimension du goût disparaissent pour créer une sapidité différente, des sensations presque imperceptibles que l’on ressent pourtant en profondeur. C’est un goût qu’on aime cultiver en Chine ; on l’appelle parfois « goût d’eau » alors que ce n’est pas insipide. Par ce dessert, le chef atteint et stabilise cette saveur impalpable et pourtant longue, crémeuse et enfantine. Dépêchez-vous tant que l’été dure…
La Table gastronomique du Cinq. Four Seasons George V, 31, avenue George-V, Paris VIIIe. Tél. : 01 49 52 71 54. Midi et soir. À la carte ou menu Balade gourmande (330 €).
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud