DÉGUSTATION DE CHÂTEAU RAYNE-VIGNEAU À LAPÉROUSE
Le 10 juin 2016, une dégustation des vins du château Rayne-Vigneau se déroulait au restaurant Lapérouse, vénérable institution au bord de la Seine. Une belle occasion de revoir ce cadre extraordinaire (depuis longtemps privé d’une cuisine à sa hauteur), presque inchangé depuis le XVIIe siècle, avec de nombreux salons privés aux miroirs griffés par les diamants de centaines des cocottes entre l’époque romantique et la Belle Époque (vu le nombre de griffures, je soupçonne quelques touristes qui ne sont ni romantiques ni Belle Époque d’avoir voulu eux aussi entrer dans l’histoire).
Si vous suivez cette rubrique, vous savez que les vins de Sauternes me sont chers et en particulier les crus vifs, opulents, droits et nerveux que réalise désormais Vincent Labergère, le talentueux directeur technique du château Rayne-Vigneau, sur un terroir qu’on dit le plus beau de Sauternes. Pour plus d’information sur Rayne-Vigneau, reportez-vous ici.
Derek Smith, propriétaire de Rayne-Vigneau, était présent à cet événement, très disponible aux questions des uns et des autres. C’est de surcroît un homme d’une extrême amabilité, qui aime les belles choses, se plaît à les faire vivre et aime partager son enthousiasme. Témoin ce magnifique domaine de Sauternes qu’il replace à son niveau de qualité avec la collaboration de Vincent Labergère.
Cette dégustation, outre quelques amuse-bouche, était construite sur de solides accords sauternes-fromages réalisés avec la complicité de M. Alléosse, célèbre fromager affineur parisien.
M. Alléosse n’avait pas préparé une ribambelle de fromages, juste deux, mais les bons : un petit chèvre frais de Provence parfumé aux herbes de garrigue — issu de lait de la rare chèvre du Rove, de là son crémeux incomparable. Ce fromage accompagnait le blanc sec du château mais aussi sot second vin liquoreux, madame-de-rayne, un vin aimable et lumineux, doté de beaucoup de fraîcheur et de vivacité.
Pour le grand liquoreux — qui porte à l’octave supérieure les qualités ensoleillées du précédent, toujours avec une linéarité et une prestance qui sont comme une petite révolution dans les sauternes —, M. Alléosse avait sorti de ses caves une pure merveille : sa fourme d’Ambert affinée au sauternes de Rayne-Vigneau. Onctueuse, noble et d’une grande longueur en bouche, cette pâte persillée se déploie en volutes aromatiques encore amplifiées par celles du sauternes. Cependant, je n’ai pas été tout à fait convaincue par l’accord médian. Mon palais, en effet, m’a plutôt suggéré que si l’accord avec le chèvre était bien à chercher du côté du vin blanc sec, comme prévu, le second vin de Rayne-Vigneau, à l’instar du premier, avait plus de sympathie pour la fourme d’Ambert que pour le chèvre. Mais ce n’est que mon avis.
Quoi qu’il en soit, je rends grâces pour cette dégustation originale et aristocratique dans un cadre qui ne l’était pas moins.
ANDRE CHIANG ET VINCENT CRÉPEL À PORTE 12
C’était hier, loin des boiseries baroques et des miroirs griffés de Lapérouse, dans un cadre contemporain éclairé d’une belle verrière zénithale et de suspensions en fil de cuivre imitant des corsets et des crinolines (le lieu est un ancien atelier de lingerie). Le restaurant Porte 12, rue des Messageries à Paris, était le théâtre d’un quatre-mains exceptionnel, celui de son chef Vincent Crépel et d’Andre Chiang, dont Vincent fut le second à Singapour pendant quatre ans. Vincent a aussi travaillé avec Benoît Violier à l’Hôtel de Ville de Crissier. Pour en savoir plus sur Porte 12, voyez ici.
De gauche à droite : Johnny Jiang, le second d’Andre ; Vincent Crépel, Laurent Pourcel (pour une fois à Paris) et Jacques Pourcel.
Andre était à Paris dans le cadre de la tournée promotionnelle de son livre Octaphilosophy, que notre Poule sur un mur a décrit ici même. Le menu, par conséquent, puisait aux sources de sa cuisine extrêmement sophistiquée, poétique et cérébrale, et de la cuisine de Vincent, qui a quelques traits de famille avec celle d’André. Et de fait, difficile de savoir qui était à l’origine de quoi, la symbiose entre les deux chefs étant manifeste.
Une fine tartelette à l’anguille fumée, au chou-fleur et à la vanille apparaît sur une toile pliée. Le croustillant et l’onctuosité dominent, et la noix râpée donne une petite touche d’amertume fraîche.
Nous constatons que les amuse-bouche relèvent du travail d’horlogerie. Ils reçoivent, et c’est normal, autant de soin que le reste du repas. Ces mignons croquembouches aux champignons, qui ressemblent à des petits aliens trottinant sur une planète bizarre, sont une espèce de tour de force. Fixées sur un dôme de crème de champignon, de minuscules têtes de champignon enoki donnent à chaque bouchée un look de framboise blanche. En bouche, le goût du champignon leur communique sa puissance et les transfigure, car les enoki n’ont pas beaucoup de saveur en soi. Un magnifique travail sur le goût, la texture et l’art de modifier la seconde au moyen du premier (et inversement).
Ce bol de charbon n’est pas le prélude à une grillade. Sur ces bûches, deux sont comestibles. Elles accompagnent un petit fond de bol de crème de piquillos recouverte d’un hachis d’amaebi (crevette crue naturellement sucrée). On mange cela avec le charbon. Je ne peux pas vous le décrire autrement.
Tourteau (caché), chou-rave (mandoliné en une nappe fine et souple qui recouvre la chair de tourteau), nectar d’oignons, fenouil bronze.
Ce ne sont pas des prisonniers de Guantanamo hurlant leur sentiment d’injustice (j’admets que la comparaison est hardie), ce sont des rouleaux de courge butternut crue marinés en pickles et debout sur une déclinaison de canard fondant (langues, cœur, confit effiloché…). Un poil tiré par les cheveux, mais intéressant.
Plus classique, ce pigeon de Bresse aux petits pois et aux edamame, mais l’émulsion d’huître rôtie donne une profondeur supplémentaire à cet accord.
Simplement intitulé camembert, ce dessert est une vraie farce et attrape. Je ne commettrai pas la vulgarité de le comparer avec le camembert péteur ou le camembert à musique de nos souvenirs de fins de banquet, mais jugez plutôt : dans la petite boîte se niche un bavarois au lait imitant un camembert.
Une quenelle de glace au foin vient se poser dessus. Au pays du camembert, l’effet est juste rigolo, mais à Singapour, sous l’équateur, entre Malaisie et Indonésie, c’est d’un exotisme délirant. Tout est dans le contexte. Vous pouvez garder la petite boîte pour y mettre des bijoux, des bonbons, des amulettes, des pièces jaunes, des noyaux de cerise, etc.
On finit en beauté avec ces légers financiers et cette tartelette aux fleurs de sureau. J’adore les fleurs de sureau, y compris en cuisine : elles ont un parfum céleste qu’on ne met pas assez en valeur.
Porte 12 – 12, rue des Messageries, Paris 10e. Tél. : 01 42 46 22 64. Ouvert du mardi au vendredi de 12 heures à 14 heures et du mardi au samedi de 19 heures à 22 heures.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud