À sa place s’est posé un drôle de lépidoptère à deux paires d’ailes : Papillon, le restaurant-épicerie du chef Christophe Saintagne, et Le Garde-Manger, l’épicerie fine de sa compagne Laura Portelli. Le premier mitonne, la seconde tâte le camembert, mais en réalité vous trouverez souvent l’un chez l’autre et l’autre chez l’un. Il suffit de traverser la cuisine pour passer de l’épicerie au restaurant et vice versa.
Le décor est signé Pierre Tachon : double façade marquée par une enseigne rigolote en attache trombone pour l’épicerie et, pour le restaurant, par une attache papillon que l’on retrouve aussi en poignée de porte. La salle est lumineuse, pierre et bois, banquettes orange et carrelage bleu, tandis que l’épicerie aux marbres gris pâle arbore un look sobre de crémerie normande des années 50 (et les douces senteurs fromagères qui vont avec). Encore un endroit où l’on se sent bien, dont les lumières douces invitent à entrer.
Distincte de la salle, la cuisine est visible par la porte toujours grand ouverte. Un trou de lumière qui accentue la chaleur de l’ambiance.
Quand un chef qui a fait un parcours brillant dans la haute cuisine de grand hôtel s’en échappe pour se retrouver chez soi, la démarche intrigue. Elle n’est pas si fréquente que ça. Elle n’est même pas fréquente du tout. Quand on est palace, on reste palace. Christophe Saintagne, Normand de la Manche, ex-Ducasse boy, naguère encore triplement étoilé au Meurice, vient de négocier un virage : comment son haut niveau technique va-t-il s’exprimer, se déployer dans le cadre du bistrot de quartier ? Bref, quel sera l’exercice ?
L’arrivée de l’œuf miroir, truffe noire et pancetta (en fait, deux œufs miroir) met tout de suite les choses au point — on a bien fait de venir — et répond déjà à la question. La fine touche de rance de la pancetta croustillante répond noblement au divin fumet des truffes. Chaleur, onctuosité, toast bien grillé, savant saupoudrage de poivre concassé : voilà qui ferait, outre une superbe entrée, un petit déjeuner digne du bon roi Henri IV. Le pouvoir évocateur de la cuisine se réveille, des images me viennent irrésistiblement. Une sensation de confort se précise.
Elle se précise d’autant mieux qu’un chante-alouette-cormeil 2008, choisi sur une belle carte des vins aux prix assez raisonnables, accompagne notre voyage : un saint-émilion sur lequel on peut compter. Ce soir, mon compagnon de table est R., photographe, irlandais et l’un des meilleurs palais que je connaisse. Ses paroles m’aideront à préciser mes sensations. Nous sommes amis depuis longtemps, avons partagé beaucoup de repas, et quand l’un a envie de commander les mêmes plats que l’autre, chacun s’en fiche éperdument.
C’est pourquoi, après avoir choisi tous deux l’œuf miroir, nous nous trouvons l’un et l’autre devant le pigeonneau rôti, sauce salmis, navets. Grand, grand plat, qui nous plonge très vite dans le silence qui accompagne toujours les grands plats. La cuisse de pigeon confite entre deux doigts, nous grignotons, savourons, mordillons, et si nous étions des chats, toute la salle nous entendrait ronronner. Ça croque, c’est délicat, profond, ça vient du fond des âges ; la sauce salmis est épaisse, vineuse, concentrée. Les navets sont longuement caramélisés, relevés d’une pincée de raifort et couverts de fines tranches de poire. Technique au service du goût, on donne aux produits toute chance de s’exprimer : pour rissoler des navets de si belle façon, il faut leur laisser le temps. Un plat extraordinaire, tellement français, doté de tout ce qu’on aime dans la cuisine française mais que l’on voit fuir devant nous. La justesse et la finesse de la haute gastronomie, mais avec un abandon, un lyrisme, une espèce de fougue sanguine devenue très rare.
Alain Passard appelle ça « faire son millefeuille » : déguster en une bouchée tous les éléments d’un plat pour en percevoir l’essence, l’effet global. Alors que je fais mon millefeuille, R. prononce quelques mots et je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu. Hunting afternoon. Après-midi de chasse : il a bien dit ça, et soudain j’ai un flash, une vision. Un instant Ratatouille me tombe dessus comme un sac de briques. Encore sonnée, je le raconte à R. : « La fin d’un après-midi de chasse entre amis, à la campagne, dans un château. Fin d’automne ou hiver, il fait très froid dehors. La nuit tombe. On est fatigués et heureux. On se retrouve dans un salon, il y a de vieux canapés râpés, un grand feu dans une grande cheminée. Certains se pelotonnent devant le feu, un vieux porto ou un pur malt entre les doigts, encore tout rêveurs du froid et de la longue marche en forêt. Peu de paroles, beaucoup de bien-être. Les autres sont à la cuisine où ils préparent le repas. Des parfums de gibier, d’ail, de champignons, de vin cuit et de truffe montent par l’escalier. Il y a tout ça dans ce plat. » De même qu’après Mozart, le silence qui suit est encore du Mozart, après la sauce salmis s’attarde une chaude saveur d’ail. Pas un ail agressif qui gêne en société, mais un ail parfumé, réchauffant, qui calme l’estomac et nous enveloppe d’une douce somnolence. Un chef qui n’a pas peur de l’ail, voilà qui est remarquable.
Le gâteau au chocolat tiède, sur un lit de crème acidulée constellée de grué de cacao, vaut à lui tout seul le voyage à la plaine Monceau. Toutes les textures y sont : moelleux, fondant, granuleux, croquant, chaud, frais, ainsi que sucré, amer, acidulé. Un grand moment de plaisir.
Christophe Saintagne réalise une cuisine virtuose mais absolument pas « cheffeuse », sans aucune raideur formelle, penchant plutôt vers l’alchimie des mères et des grands cuisiniers d’auberge. Comme eux, il efface les limites, non par calcul ou par procédé mais parce qu’il les transcende. Qu’écrivais-je au début ? Tradition, modernité, etc. : voilà. C’était pour dire qu’en fait, on s’en balance. S’il y a quelque chose que ce chef démontre avec talent, c’est que la querelle tradition-innovation est un faux problème. Sur ces assiettes, il y a des siècles de tradition française et une parfaite modernité, réunies sans couture en une synthèse naturelle. Quand une telle maîtrise technique se met au service de cette sensibilité, de cette gourmandise, il n’y a plus qu’à se lécher les doigts et à dire merci.
Il serait dommage, enfin, de ne pas faire un petit tour par Le Garde-Manger où Laura a sélectionné des produits exceptionnels : outre le jambon de bellota, la passata et l’huile d’olive de Cédric Casanova, les laitages normands ont la part belle : beurre sentant la prairie, camembert au lait cru Le Bethelin, crème de la ferme de Borniambuc…
Papillon et Le Garde-Manger – 8, rue Meissonnier, Paris XVIIe. Tél. : 01 56 79 81 88. L’épicerie : 09 67 12 81 88. Métro Wagram. Ouvert du lundi au vendredi de midi à 14 h 30 et de 19 heures à 22 h 30. Menu déjeuner 28 et 36€ ; à la carte environ 55€.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
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