Kintaro revient tambour battant

À Paris, quand un bistronomique-fooding-cave à manger-tapas-cocktails-hipster-chébran ferme ses portes, tôt ou tard on finit par s’en consoler. Mais la fermeture d’un lieu de cuisine populaire, d’une cantine, d’un resto modeste où l’on a ses habitudes et qui restaure pour pas cher, laisse une cicatrice qui ne se referme jamais. Foujita a bien failli nous faire le coup. Et depuis quelques mois, je croyais que Kintaro nous l’avait fait pour de bon.

Quelques pas rue Saint-Augustin et je m’apercevais que Kintaro, gargote japonaise qui débitait le ramen au kilomètre et pratiquait des prix au ras des pâquerettes, n’était plus. Sic transit gloria mundi, c’était mieux avant, Πάντα ῥεῖ. Combien j’y avais commandé de shumai ! C’était trop triste. Et puis, ce mois de janvier, mon fils Ben est venu passer des vacances à Paris. Trois ans qu’il n’était pas revenu du Québec. Au cours de ce séjour, il n’y a eu aucun des ses amis parisiens qu’il n’a retrouvé et, hormis une glace chez Berthillon, peu de ses adresses favorites qu’il n’a pas revisitées. Et un soir : « Je suis allé dîner avec X. — Et vous êtes allés où ? — À Kintaro. — Comment, Kintaro existe encore ? — Et comment qu’il existe encore ! C’est tout neuf, ça a été entièrement rénové, c’est plus grand, c’est plus clean, il y a les mêmes gens qu’avant, on y mange exactement les mêmes choses qu’avant et aux mêmes prix qu’avant. »

Ayant constaté que mon fils faisait mieux que moi mon métier de veille gastronomique, je suis allée hier juger sur pièces à l’heure du déjeuner. Dans le mille : un Kintaro tout neuf. Ce que j’avais pris pour une disparition était en fait des travaux de rénovation de fond en comble.

Les murs de couleur incertaine et les tables rangées à la va-comme-je-te-pousse, le comptoir derrière lequel on apercevait des woks et des marmites dans une ambiance un peu graillonneuse, fini tout ça. Fini aussi l’ambiance un peu foldingue. Mais ça se discute, car il y a autant de monde qu’avant, c’est-à-dire beaucoup. Vraiment beaucoup. On y a pensé : sans avoir poussé les murs, on a réorganisé l’espace de façon intelligente, avec un bloc central bar-cuisine et une meilleure disposition des tables et des chaises, jusqu’à des petits comptoirs agencés devant les fenêtres. Il me semble que le nouveau Kintaro peut accueillir plus de monde qu’avant. Mais cela ne change en rien le mode d’emploi du restaurant, qui, comme (si j’ai bien compris) on ne réserve pas, est resté strictement le même et se résume à deux mots : arriver tôt.

Réglé comme du papier à musique. À 11 h 55, la salle est vide. On m’installe devant une fenêtre. C’est vrai que rien n’a changé : on est toujours accueilli par le gars sympa qui n’est pas japonais du tout mais portugais et parle couramment japonais. Ça bouillonne toujours derrière le bar, les bols de ramen sont sur les starting-blocks, la vapeur fuse, la friture commence à buller. Avec vue sur la rue, je suis en excellente position pour vérifier la progression du coup de feu : à midi pile, ça commence à entrer. À midi dix, presque toutes les tables sont occupées. À midi quinze, la file d’attente s’étend sur cinq ou six mètres de trottoir. À midi vingt, elle atteint l’autre extrémité de la façade. À midi trente, la salle est une cocotte-minute à toute vapeur. Ça écume de partout : marmites, woks, bouilloires, conversations. Le chef de salle bondit d’un mur à l’autre. Et à midi quarante, je sors, car j’ai fini de manger et j’ai payé mon addition. Le service, comme avant, est d’une rapidité et d’une efficacité remarquables. D’une grande gentillesse aussi. On ne voit pas de quoi on se plaindrait : la cantine est de retour, toujours lancée comme une locomotive.

Le menu est d’une grande complexité et je me demande toujours comment les habitués arrivent à commander si vite au sein d’un choix si vaste. Non seulement il y a 15 bols de ramen différents, mais il y a aussi autant de soba, d’udon, plus des plats au poulet, au bœuf, au porc, des poissons et des fruits de mer, des croquettes, des fritures, des nouilles sautées, des riz, des bouillons, sans oublier les accompagnements, le froid, le chaud, les pickles, les curries, les gyôza, les desserts et les suppléments… Par-dessus le marché, les formules et les menus s’entrecroisent et se chevauchent. Prenez n’importe quelle spécialité de la carte, il y a de fortes chances de la retrouver dans au moins une formule. Quoi que vous cherchiez, vous trouverez votre bonheur.

Et moi, c’est avec bonheur que je retrouve les shumai, interprétation japonaise des siu mai cantonais : petites bouchées de porc et de crevettes à la vapeur. Différentes de l’original chinois par leur fondant, leur moelleux, leur extrême tendreté, car elles restent longtemps dans leur hammam.

Je commande une formule torikara : assortiment de soupe, salade, plat, pickle de chou chinois lactofermenté. Le plat est un tori karaage, une friture de poulet. J’adore ce plat. Je vais être franche : Kintaro ne sert pas le meilleur tori karaage de Paris, loin de là. Poulet de qualité moyenne, panure peu croustillante, marinade peu poussée ; si vous en voulez du bon, rendez-vous à Juji-Ya ou à Naniwaya, rue Sainte-Anne. Mais cela reste honnête : pour dix euros cinquante, vous ne vous attendiez tout de même pas à du poulet de Bresse.

Fidèle à mes anciennes habitudes, je commande un saké chaud. Oui, je sais que c’est ringard, qu’on ne sert plus le saké que froid et dans un verre à bordeaux, que ça relève maintenant de la sommellerie la plus raffinée, mais m’en fiche. Il pleut dehors, il fait moche, et on n’a rien trouvé de mieux comme réconfortant. Bon, c’est du saké bas de gamme qui m’a un peu mis la casquette jusqu’à l’heure du coucher, mais là aussi, m’en fiche. Je me suis fait plaisir. Et vous savez quoi ? J’y retournerai. En choisissant bien mon heure : juste avant que ça se remplisse d’un seul coup.

Kintaro Lamen – 24, rue Saint-Augustin, Paris IIe. Tél. 01 47 42 13 14 (mais pas de réservation). Métro Quatre-Septembre. Ouvert tous les jours de 11 h 30 à 22 h 30. Environ 15 euros à la carte ; nombreuses formules.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

 

 

 

 

 

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