Balade gourmande au Bénin avec Théodore Dakpogan

C’est au Bénin, du 1er au 8 janvier, que la Petite Cuillère a commencé l’année 2017 en posant les bases d’un projet sur les cuisines du Bénin. C’est toujours un bonheur d’y revenir et d’y retrouver des amis comme Théodore Dakpogan.

Sculpteur forgeron, issu d’une famille de forgerons royaux, Théodore est originaire de Porto-Novo, la capitale du Bénin. Il compte parmi les plus célèbres artistes béninois. Il vit à Adjarra, ville voisine de Porto-Novo, toute proche de la frontière nigériane. J’ai découvert son art en 1999, lors de ma première visite de la forêt sacrée du roi Kpassé, à Ouidah. Le programme sculpté de ce lieu sacré est dû à trois artistes : Cyprien Tokoudagba et les frères Dakpogan, Calixte  et Théodore, qui œuvraient ensemble à l’époque.

J’avais été frappée par l’harmonie qui se tissait entre le cadre naturel grandiose de cette forêt sainte et les figures de divinités vodoun réalisées en assemblage de métaux, principalement des pièces d’automobile. Tout aussi frappante était l’expressivité de ces figures, la vie qui émanait d’elles, l’humour dont elles étaient imprégnées, le tout obtenu avec une économie de moyens remarquable. Un carburateur, une chaîne, une jante, assemblés, prenaient vie et devenaient personnages dotés d’attitudes, de regards, d’expressions. Une vie avait été insufflée à ces fragments de métal. Un esprit, dans tous les sens du terme.

C’était inoubliable et émouvant. Je n’avais pas oublié cette émotion la première fois que je rencontrai Théodore Dakpogan, en 2011, lors du tournage de la première saison de la série Le bonheur est dans l’assiette, diffusée par Arte.

Nous sommes allés le voir vendredi dernier. Nous avons mis un peu de temps à trouver Adjarra, finissant par nous arrêter à un carrefour où Théodore, joint par téléphone, nous a retrouvés pour nous emmener chez lui.

C’est là qu’il travaille. La cour de sa maison est à la fois son atelier et son lieu d’exposition. Le lieu est calme, chaleureux, enchanteur, habité à la fois par les humains et par un petit peuple de masques et de personnages debout dont Théodore a puisé l’inspiration dans l’esprit de son pays et de ses ancêtres, dans le Vodoun — cette spiritualité qui est aussi une forme d’art, et qui mériterait tant d’être mieux connue.

« Gou manchot ». Gou (Ogun) est le dieu de la Forge et des Métaux.

L’assemblage de métaux, de bois et de matières diverses est un art ancien au Bénin ; Théodore a peu à peu délaissé les pièces de voiture et de moto pour se tourner vers un autre matériau : la tôle émaillée des ustensiles de table et de cuisine, en général de fabrication chinoise. Cet émail devient, entre les mains de Théodore, une palette aux effets décoratifs raffinés.

Mais l’intention n’est pas seulement esthétique : « J’utilise cet émail, dit Théodore, pour rendre hommage à la ménagère africaine. Ces objets, c’était son orgueil ; elle aimait se servir de ces assiettes, de ces bols, de ces bassines. Elle en prenait soin, elle les montrait fièrement. Cela se perd : aujourd’hui, le plastique envahit tout. Par ce matériau, je tiens à défendre sa dignité. »

On peut régulièrement voir les œuvres de Théodore Dakpogan dans des expositions internationales, mais c’est dans cette cour, sur les murs poudrés de la poussière rouge locale, apparaissant entre les feuillages, qu’elles paraissent le plus vivantes, le plus saisissantes. Leur regard étonné, pensif ou dubitatif, leur surprise, leur cri, sont figés dans l’instant. Elles sont dans leur élément.

À l’eau, à l’eau : un navire dont les fanions sont faits de téléphones portables. 

Il faut qu’on parle : allusion au flot de paroles dont nous abreuve la télévision.


Une composition attire mon attention. Elle s’intitule L’heure du dîner ou L’heure du déjeuner, selon l’humeur ou l’heure. Excellente transition avec ce qui va suivre, car Théodore nous emmène découvrir la cuisine d’Adjarra, celle qu’on déguste au coin des rues ou aux tables des maquis. C’est là que nous revenons à la cuisine, mais l’avions-nous jamais quittée ? Et nous retrouvons les plats en émail…

Nous commençons par une assiette d’adowè servie dans une cour, juste avant que la cuisinière ne parte vendre sa production en ville. L’adowè est une pâte de haricots blancs dont les peaux ont été retirées après trempage. À la cuisson, les haricots se désintègrent entièrement pour former une purée lisse. On les mange bien chauds, pimentés, saupoudrés de gari (semoule de manioc) et accompagnés d’un peu de concentré de tomate frit à l’huile. C’est délicieux.

Plus loin, à l’angle d’une rue, nous repérons dans la vitrine d’une gargote ces petits poissons frits à l’huile de palme rouge.

Ils vont faire l’objet d’un plat assez complexe, appelé man fouflou ou houévi aminve non (poisson à l’huile rouge), que la cuisinière va confectionner pour nous. Elle commence par essorer quelques feuilles de manioc cuites à l’eau. (Notez le bol en émail à fleurs.)

Les feuilles sont recueillies dans un bol avec des tranches d’oignon rouge cru (cet oignon béninois, si doux, découpé à même la main sans planche, mériterait un livre à lui tout seul) et un peu d’afiti, condiment que l’on appelle ici « moutarde » et qui est en fait à base de graines de néré fermentées. La parenté avec la moutarde est plus que lointaine, y compris pour le goût, qui rappelle plutôt le miso en plus puissant.

Ensuite, elle ajoute le poisson émietté et désarêté et encore une bonne rasade d’huile rouge. Elle touille soigneusement et dresse le tout sur une assiette.

Le plat ne serait pas complet sans une « pâte » : une boule d’akassa, pâte de maïs fermentée qu’on appelle ici kan nan. Pas besoin de stylisme, il se fait tout seul : la beauté sourd de partout, dans les environnements les plus simples.

En nous promenant dans les rues d’Adjarra avec Théodore, nous assistons aussi à la découpe du fruit à pain, qui sera frit dans l’huile.

Il y aurait encore tant à raconter : notre visite du grand marché d’Adjarra, où quelques étals sont ouverts, même si ce n’est pas jour de marché. Nous achetons du poivre à queue dans des petits sachets rebondis, et nous regardons un homme fabriquer de la purée de piment et d’oignons dans une machine pétaradante d’un bleu éclatant.

Pays de couleurs : bleue aussi, la table où nous prenons enfin place pour déguster notre déjeuner proprement dit (le man fouflou n’était qu’un hors-d’œuvre) : un gbo kpètè (civet de mouton) très bon mais trop pimenté, même pour mes amis béninois… Et la prochaine fois, il y aura encore d’autres plats à découvrir. Merci, Théodore, pour cette promenade envoûtante entre art et cuisine.
Merci aussi à Georgiana Viou pour les précisions terminologiques (et pour tout le reste).

Si l’art de Théodore Dakpogan vous intéresse, outre ce que vous pourrez trouver à son sujet sur le Web, vous pouvez nous contacter par les commentaires de Food&Sens.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

 

 

 

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