Dans son restaurant londonien, Anne-Sophie Pic a reçu la chef britannique aux trois étoiles, le temps d’un déjeuner stellaire.
Quand deux cheffes étoilées se rencontrent pour un déjeuner quatre-mains, cela donne des étincelles de bonheur aux assiettes. Anne-Sophie Pic et Clare Smyth, qui ont chacune une table trois étoiles, et chacune une table à Londres, ont ainsi combiné leurs savoir-faire respectifs pour un menu de haute volée, servi à La Dame de Pic London. Dans ce restaurant feutré, abrité par le Four Seasons Hotel London at Ten Trinity Square, ces deux grandes dames de la cuisine ont chacune servi les plats forts de leurs tables : les amuse-bouche du Core by Clare Smyth – le restaurant de Notting Hill de la cheffe éponyme, elle-même ancienne cheffe exécutive du restaurant trois étoiles de Gordon Ramsay – ; la Betterave de La Dame de Pic, parfumée au pin ; la ‘Potato and Roe’ de Clare Smyth (son plat emblématique) ; la Sardine grillée et son caviar ; le délicieux filet de bœuf Hereford et ses touches de vanille délicates (tous deux d’Anne-Sophie Pic) ; avant de conclure sur la Cerise et hysope anisée, une merveille de dessert à la cerise, meringue et fleur de sureau, signé Clare Smyth. En fin de repas, nous en avons profité pour échanger avec Anne-Sophie Pic, et faire le point sur ses projets, ses restaurants et son actualité. Elle nous a également fait part de son analyse sur l’évolution de la gastronomie. Une interview à retrouver ci-dessous.
F&S : Bonjour Anne-Sophie Pic. Nous nous trouvons à La Dame de Pic London, ouvert il y a six ans. Quel bilan tirez-vous de cette adresse ?
Anne-Sophie Pic : Je suis très heureuse de ce restaurant, parce qu’on a obtenu deux étoiles au bout de trois ans, ce qui est un beau record. Ça veut dire que les équipes se sont bien investies ; ça veut dire aussi qu’on est en symbiose avec la ville de Londres, parce qu’un restaurant ne peut performer que s’il est en adéquation avec le lieu où il se trouve. Enfin, ça veut dire qu’on a beaucoup investi dans le sourcing, qu’on fait le plus local possible.
F&S : Comment percevez-vous la capitale anglaise ?
A-S.P. : Londres est une ville où tout est permis. Où il y a une forte ouverture d’esprit sur le monde. Moi qui aime bien pousser les audaces sur les goûts, sur les textures, je trouve que cette démarche correspond beaucoup avec cette ville. De fait, je me suis tout de suite sentie à l’aise avec l’énergie de Londres.
F&S : Est-ce que l’identité de La Dame de Pic London se distingue des autres Dame de Pic ? Propose-t-elle des variations, voire des variantes propres à la destination ? Ou bien l’offre ‘Dame de Pic’ se décline-t-elle d’une destination à une autre ?
A-S.P. : Je ne fais pas de copié-collé d’un restaurant à l’autre. Un plat présent à la carte de Londres par exemple, ne sera pas forcément présent ailleurs ; ou bien il le sera, mais dans une interprétation différente. Bien sûr, il y a des tendances de fond qu’on retrouve d’une Dame de Pic à l’autre, comme par exemple au niveau des aromatiques ; ceux-ci sont à la base de tout. Mais on va les travailler différemment, selon qu’on est à La Dame de Pic London ou à La Dame de Pic Singapour. Un autre point de différence entre les Dame de Pic concerne cette fois le sourcing ; il est très important pour moi que ce dernier soit le plus local possible, et le plus pointilleux possible. Ici à Londres par exemple, on fait notre gin dans le quartier du restaurant – qui est situé tout près de Borough Market (un food market renommé, situé dans le East London, NDLR). C’est donc très localisé.
F&S : Une partie de l’équipe de La Dame de Pic London est française, et vient de votre maison-mère à Valence. Est-ce une volonté de votre part ? Une façon de s’assurer que les chefs qui vous représentent à l’étranger soient des ambassadeurs familiers de votre identité ?
A-S.P. : Rien n’est préfiguré, et je ne ferme la porte à rien. Il est vrai que c’est plus simple pour moi quand les équipes sont issues de la maison-mère, car ainsi elles ont l’ADN de la Maison Pic très fortement présent en tête. Mais à La Dame de Pic Megève par exemple, le chef Alexandre Alves Pereira ne vient pas de Valence ; je l’ai rencontré au San Pellegrino Festival. Car ce qui compte en réalité, c’est la capacité des équipes à entrer dans notre univers, à le comprendre, et à être en adéquation avec lui. De plus, nous embauchons aussi localement, bien sûr. Nos cuisines sont cosmopolites, ce qui donne à nos équipes une énergie intéressante. Cela nous permet aussi de rester ouvert aux savoir-faire extérieurs, tels que développés dans d’autres pays. D’ailleurs, c’est génial de se rendre compte à quel point il y a des spécificités et savoir-faire dans chaque pays ; et de s’y ouvrir.
F&S : Parlez-nous de votre collaboration avec la cheffe britannique Clare Smyth, avec laquelle vous aviez déjà fait un quatre-mains.
A-S.P. : Elle est déjà venue ici une première fois, en effet ; on avait fait un dîner ensemble, et on avait beaucoup aimé ce partage. Il était prévu que je vienne ensuite à Core, son restaurant, pour un second quatre-main ; mais c’était juste avant la pandémie, qui a mis le projet à l’arrêt. Bien sûr, j’espère que je pourrais aller chez elle aussi, car aller chez l’autre, c’est une expérience différente. On voit plus de l’autre quand on va chez lui que lorsqu’on le reçoit. Quant à ce déjeuner-ci, nous avons été réunies grâce au fait que nous sommes toutes deux ambassadrices des montres Hublot. Au-delà de ça, on s’entend bien, Clare et moi ; je respecte son travail. C’est une femme qui a beaucoup d’humilité, et une certaine discrétion, tout en étant présente ; avec son ancrage, ses convictions, son style de cuisine. Je trouve son identité culinaire intéressante. Je pense que nos cuisines se parlent, car nos façons d’être sont très compatibles. On a une façon de voir les choses qui est commune. En effet, ce qui compte pour l’une comme pour l’autre, c’est le fait de progresser ; de voir nos équipes progresser ; et de s’investir dans la durée.
F&S : Parlez-nous de votre actualité ?
A-S.P. : Il y a beaucoup de choses en ce moment. Je suis en train de finir mes changements de cartes à Valence ; ensuite, je dois partir à New-York pour un quatre-mains avec Daniel Kinch, dont le restaurant californien Manresa fête ses vingt ans. Je suis ravie d’aller découvrir la cuisine de Daniel Kinch ; et j’aime beaucoup la Californie. Enfin, nous travaillons à l’ouverture d’une cinquième Dame de Pic, qui aura lieu l’année prochaine, à Dubaï.
F&S : Cette nouvelle ouverture confirme implicitement le succès de la ‘formule’ Dame de Pic ; qu’est-ce qui l’explique, selon vous ?
A-S.P. : On a lancé La Dame de Pic à un moment où le restaurant purement gastronomique était progressivement considéré comme devenant, peut-être, ‘plus ancien’. Le ‘casual’ est passé par là. La Dame de Pic est un concept intéressant en ce que les clients vont s’y rendre plus fréquemment ; et pas uniquement pour les grandes occasions, comme ils le font pour les gastronomiques purs ; de fait, La Dame de Pic se situe dans des termes plus quotidiens. Mais tout évolue beaucoup, vous savez ; il y a toute une reconfiguration de la gastronomie qui s’opère aujourd’hui, et qui n’a pas fini d’évoluer. À mon sens, la gastronomie plus ‘casual’ va se rapprocher de la gastronomie pure. Il me semble qu’on se dirige vers une scission, avec d’un côté la gastronomie ‘casual’, et de l’autre, le bistrot ; tandis que le milieu de gamme risque peut-être de disparaître. Aujourd’hui, quand les gens vont au restaurant, ils cherchent à vivre une expérience ; ils attendent de l’interaction ; et des plats beaucoup plus innovants que par le passé.
F&S : Le mot de la fin ?
A-S.P. : Dernièrement, on a beaucoup travaillé sur les pairings, Paz Levinson (la sommelière du groupe Pic) et moi. Nous bataillons toutes les deux pour mettre en valeur le non-alcoolique aussi. Et ceci, non pas contre l’alcool, mais pour que les clients puissent avoir le choix.
Par Anastasia Chelini