F&S : Cela fait 12 ans maintenant que le Manoir aux Quat’Saisons est sous le pavillon du groupe hôtelier Belmond (autrefois Orient-Express Hotels Ltd. et Belmond, depuis renommé Belmond Ltd il y a 5 ans, et racheté par le groupe LVMH au printemps dernier). Parlez-nous de ce partenariat ?
Raymond Blanc : Les personnes derrière le groupe Belmond ont créé une compagnie fabuleuse, dynamique, conduite par un management intelligent. Celui-ci comprend plusieurs valeurs centrales : le souci d’une éthique de travail, l’importance de la provenance des produits, une communication efficace, et une simplicité dans les échanges entre partenaires. C’est assez rare qu’un groupe inclue ces valeurs-là. Elles correspondent aux miennes, ce qui fait qu’il y a une belle inclusion réciproque entre les valeurs du groupe Belmond et celles du Manoir aux Quat’Saisons. Pour autant, nous restons un boutique-hôtel en tant que tel, avec son propre cachet et sa philosophie. Le management du groupe Belmond respecte cela.
F&S : Le Belmond Le Manoir aux Quat’Saisons présente un fonctionnement holistique, avec son potager, ses serres, ses jardins, son verger, son restaurant bien sûr, l’école de cuisine, l’école de jardinage, et la partie hôtel. Tous ces éléments incarnent la philosophie du Manoir ; pouvez-vous nous expliciter cette dernière ?
R.B. : Ma philosophie est née de mon village en Franche-Comté, et des valeurs familiales que mes parents m’ont transmises. Quand j’étais enfant, j’étais riche de ce que je récoltais de la terre : des champignons, des groseilles, des noix, des asperges, tous ces fruits et légumes de saison. Justement, la connaissance des saisons, je la savais à 10 ans. Mon père, lorsque j’avais 7 ans, a un jour pris une motte de terre dans ses mains, et me l’a faite sentir. C’est ainsi que j’ai découvert les acidités, les amertumes de la terre. Elle est un matériau d’une complexité incroyable ; la terre se compose de tanins, d’acidités, d’une succession de parfums. Selon sa composition, on sait ce qu’on va pouvoir planter. Pour mes parents, le jardin était un élément essentiel au quotidien ; il servait à nourrir la famille à 80%. Je viens d’un milieu ouvrier, et suis né dans un contexte post-deuxième guerre mondiale, dans une famille de 5 enfants. Mon père a construit notre maison de ses mains, et le jardin autour. Ce jardin était grand et merveilleux ; il contenait carottes, navets, pommes de terre… Je viens de ce background-là ; nous n’étions pas riches, mais chaque dimanche était une fête, qui réunissait une vingtaine de personnes autour d’une grande tablée. Tout ceci a fait que j’ai d’énormes connaissances paysannes ; sur la terre, les légumes et les saisons. Cet héritage, j’ai voulu le traduire au Belmond Le Manoir aux Quat’Saisons. C’est un lieu qui a des valeurs inclusives ; où l’on ne s’ennuie pas. Je ne voulais pas d’un lieu qui soit luxueux et guindé, qui sépare les gens, où l’on s’enfonce dans des tapis profonds, et où le restaurant soit un endroit silencieux.
F&S : Quels éléments avez-vous mis en place pour casser les codes propres à la haute gastronomie d’il y a vingt ans ?
R.B. : Pour commencer, j’ai accueilli les enfants dans mon restaurant – et ai d’ailleurs été le premier à le faire en Angleterre. J’ai également encouragé les serveurs à parler aux clients. Autrefois, la hiérarchie en salle était très forte ; il n’y avait guère que le maître d’hôtel et le sommelier qui parlaient aux clients. Nous avons changé cela au Manoir. Mon intention a toujours été de faire du restaurant un lieu joyeux, où l’on crée de beaux souvenirs.
F&S : En dépit des valeurs inclusives (très louables) du Manoir, les prix qu’il pratique semblent plutôt s’adresser à une clientèle argentée…
R.B. : Oui ; mais dans notre parking, 60% des voitures sont de petites voitures en journée. Certes, le soir, c’est le contraire ; la majorité des voitures sont de grosses voitures. Mais croyez-moi, la philosophie d’accueil du Manoir est si ancrée localement que tout le monde y vient. Le luxe, selon moi, doit être un moment heureux, et non quelque chose d’hautain, plein d’or, où l’on se sent mal à l’aise.
F&S : Vous êtes connu pour votre engagement écoresponsable en cuisine. (La Reine d’Angleterre vous a d’ailleurs décoré en 2008 d’un honorary OBE, récompensant votre effort dans la promotion d’une nourriture saine comme élément central de la vie de famille.) Quelle-est, selon vous, la responsabilité d’un chef en matière d’environnement ?
R.B. : On vit actuellement un énorme changement sociétal. Autrefois, cette question n’était pas importante. Les engrais, les sulfures dans les vignes, l’agriculture intensive, les aliments hautement transformés, les agents exhausteurs de goût, et toutes ces choses tellement chimiques n’inquiétaient pas vraiment. Le marketing massif étant passé par-là, la cuisine a été réduite à un marché, et surtout à la malbouffe. Et on a détruit les sols au passage. Sans parler de la malnutrition qui affecte toute une partie de la population. Depuis, une révolution des mentalités s’est opérée ; les Britanniques ont réagi à cette malbouffe et à cette pollution des airs et des eaux. La recherche de la provenance des ingrédients est beaucoup plus poussée qu’avant. Ceci dit, la société reste encore divisée en deux ; ceux qui peuvent acheter de bons produits sourcés, et ceux qui ne peuvent pas… Car ce qui est mieux en terme de fruits et légumes reste environ 20% plus cher.
F&S : La définition du luxe a elle aussi connu une évolution.
R.B. : Absolument. Désormais, le client souhaite une cuisine colorée, créative, de saison. Vous savez, aujourd’hui le citoyen moyen travaille plus qu’avant ; donc quand il a un moment, il veut que ce soit un moment heureux. Il veut vivre une expérience. Ici au Manoir, il peut profiter des 12 jardins (dont le jardin japonais), de la nature environnante, et de la cuisine sourcée.
F&S : La biodiversité au Belmond Le Manoir aux Quat’Saisons, par quoi se traduit-elle ?
R.B. : Par des initiatives telles que la création d’un verger de 2.500 arbres, qui comprend un verger franc-comtois et un verger héritage de 2.000 arbres. Le verger héritage se compose d’espèces anglaises en voie de disparition ; cela m’a pris 7 ans pour retrouver toutes ces espèces, disparues peu à peu à cause de l’importation massive de fruits. De fait, l’Angleterre a perdu 80% de ses fruits. Ce verger a donc pour but de préserver la variété des fruits du pays. Et puis, la biodiversité, c’est aussi le fait de créer un environnement entièrement centré sur la pureté et la vérité du produit. Cela est d’autant plus important que mes jardins sont les pourvoyeurs de ma cuisine.
F&S : Le Manoir est également très ancré dans le tissu social local ?
R.B. : Le Manoir reflète la fierté de la région, et contribue à son rayonnement, via le tourisme. Donc oui, nous sommes très ancrés localement. D’autant que 20% de nos employés sont de la région. Et puis, le Manoir est une maison qui forme les gens ; c’est un centre d’excellence reconnu mondialement, étoilé depuis plus de 30 ans, où nous avons formé environ 35 chefs étoilés. Tous partagent cette vision de la terre à l’assiette. Côté environnement de travail, nous sommes attentifs aux conditions des employés ; on a réaménagé les horaires pour que nos équipes puissent travailler 48 heures par semaine maximum, et ce dans tous les départements du Manoir (cuisine, hôtel, jardinerie, etc).
F&S : Parlons justement des conditions de travail en cuisine, souvent difficiles (longues heures, etc). Qu’en pensez-vous ?
R.B. : Trop souvent, l’erreur de la gastronomie a été d’avoir créé un environnement de travail négatif. Il faut se réinventer pour garder notre industrie attractive. D’autant qu’elle est extraordinaire, car touche-à-tout ; rien que dans un boutique-hôtel comme le Manoir, les types d’emploi sont nombreux ; on peut travailler en cuisine, en marketing/presse, en ressources humaines et management du personnel, en nutrition, en jardinage, en hôtellerie, dans l’environnement, etc.
F&S : L’Angleterre étant en plein dilemme Brexit, ressentez-vous un impact sur la restauration ?
R.B. : C’est un problème. Les Européens viennent beaucoup moins travailler en Angleterre. Tout le secteur de l’hôtellerie-restauration souffre beaucoup à cause de ça.
F&S : Vous vous apprêtez à sortir un nouveau livre.
R.B. : Oui, sa sortie est prévue pour fin novembre. Son titre : « Les vergers perdus » (en anglais). L’ouvrage revient sur l’histoire de la perte d’un héritage des produits locaux et de leur diversité, et fait le point également sur la manière de réinventer cette culture locale. Le livre inclut par ailleurs toute une recherche sur les espèces, et laquelle convient le mieux à tel ou tel type de plat. Car pour changer un fruit dans une recette, cela demande un énorme travail en amont…
F&S : J’ai entendu dire qu’un vignoble est également en préparation au Manoir ?
R.B. : Oui. Henri-Xavier Guillaume (qui s’occupe de tous les grands vignobles de France) et Pierre-Marie Guillaume s’en chargent. Ce sera pour bientôt.
F&S : Concluons sur ce point : quelle est l’explication derrière le nom du Manoir ?
R.B. : Le Manoir aux Quat’Saisons, c’est pour célébrer la magie des saisons ! (Rires)
Texte et photos par Anastasia Chelini