Franck Pinay-Rabaroust (Atabula) :  » Nous réfléchissons activement à la suite de la Lettre ouverte contre Bayer-Monsanto »

 Atabula a lancé, à la fin du mois de septembre 2016, une lettre ouverte dénonçant les risques et donc conséquences de voir le groupe Monsanto absorbé par le géant de la chimie Bayer. Cette action de sensibilisation tout d’abord adressée aux chefs de cuisine a fait boule de neige, à tel point que plus de 21000 personnes ont signé leur adhésion au message initié par Franck Pinay-Rabaroust qui à la tête d’Atabula tire la sonnette d’alarme  » il y a danger pour le consommateur, pour notre santé ! « 

F&S s’est tout de suite posé la question, une lettre ouverte très bien, mais pour aller où ? Pour en tirer quelle conséquence ? Mener quelle action ? … Alors nous sommes allés à la rencontre de Franck Pinay-Rabaroust pour savoir la finalité de tout cela. Déterminé à continuer son après la signature de plusieurs centaines de chefs de cuisine, le rédac chef de Atabula a bien l’intention de continuer son action.

F&S – Qu’est-ce qui vous a poussé à créer ce manifeste lors de l’acquisition de Monsanto par le groupe Bayer ?

 F. Pinay-Rabaroust – Il ne s’agit pas d’un manifeste mais d’une lettre ouverte qui avait un objectif : sensibiliser le plus grand nombre. Nous sommes abreuvés chaque jour de centaines d’informations différentes, de la plus insignifiante aux plus importantes. Chacun fait son tri, en fonction de ses propres intérêts. Ce qui veut dire que de nombreuses informations nous échappent. A peine publiées, elles disparaissent dans le flux. Or je ne voulais pas que cette fusion entre Bayer et Monsanto prenne ce chemin-là. Etant journaliste, mais également un citoyen engagé depuis longtemps – engagements politique, associatif, etc. –, je me suis posé la question de ce que je pouvais faire pour montrer que cette fusion était lourde de conséquences pour le citoyen et pour le consommateur. Étant le rédacteur en chef du site d’information Atabula, il était naturel que je prenne la parole sous la forme d’une lettre ouverte. A chacun ensuite d’y adhérer, ou pas.

Vous avez contacté les chefs via votre réseau, comment ont-ils réagi ?

FPR –  Je dois reconnaître que j’ai été très impressionné par la réaction des chefs. D’emblée, les principaux chefs contactés ont adhéré sans aucune condition à cette Lettre. Aucun chef, je dis bien aucun, n’a exprimé son refus. Cela veut dire que tous, de près ou de loin, se sentent concernés par la question de savoir avec quoi ils cuisineront demain. Certaines critiques ont pu apparaître sur le fait que des chefs ont signé cette Lettre sur Atabula alors même qu’ils travaillent ou collaborent avec des industriels en lien avec Bayer ou Monsanto. Et alors ? Au contraire, cela montre qu’ils veulent ouvrir le débat et qu’ils ne sont pas dupes. La question sous-jacente est toujours la même : quelles relations nouer avec les industriels dont nous dénonçons les méfaits ? En étant à l’extérieur ou en acceptant de jouer le jeu avec eux, et d’avancer ses idées en interne ? Objectivement, c’est une question sans réponse. Résumer à chaque fois cette problématique en répondant simplement : l’entreprise se sert de tel grand chef comme caution, et le grand chef en question n’est là que pour prendre un billet, c’est ridicule. La réalité est toujours plus complexe. Enfin, et à titre plus personnel, j’avoue que cette adhésion en masse des chefs à signer une telle lettre sur Atabula m’a rassuré. Car je sais ô combien la prise de position d’Atabula sur les violences en cuisine a créé un électrochoc dans la profession et une défiance très forte envers le média. Là, avec cette lettre, Atabula prouve qu’il est avant tout un média qui, en toute indépendance, apporte de la profondeur aux grands débats qui intéressent la profession et, in fine, aide les professionnels de la restauration à avancer dans leur métier. Les milliers de signatures de chefs montrent que le temps des polémiques et de la défiance vis-à-vis de notre ligne éditoriale est derrière nous.

Atabulab

Beaucoup de grands noms de la cuisine ont rejoint votre idée et signé le manifeste d’ Atabula … quelques noms ?

 FPR –  Pour cela, j’ai simplement envie de vous dire de vous rendre sur la page de la Lettre et vous verrez les « grands » noms qui ont signé la Lettre. Néanmoins, je souhaite ici souligner l’importance d’un chef comme Olivier Roellinger qui est intervenu à de multiples reprises dans les médias pour présenter la Lettre et rappeler l’importance de ce combat. Il y a également Michel Bras, chef pour lequel j’ai une énorme estime et dont l’influence auprès de tous les chefs est aussi discrète qu’importante. Enfin, il y a Éric Guérin qui a mobilisé son réseau comme personne. En quelques coups de téléphone, il a ramené un nombre considérable de signatures.

Il semblerait qu’il n’y ait pas que des chefs qui ont signé… d’autres personnes d’univers différents se sont-elles ralliées ?

FPR –  Effectivement, parmi les 21 000 signatures, il y a de tout, de la concierge d’immeuble au chef d’entreprise. Tous les profils ont signé, sans exception. Sur le site – qui n’est pas actualisé, je m’en excuse… -, j’ai fait le choix de ne mettre que les professionnels de la restauration. Cette diversité est la preuve que la question de la diversité alimentaire et la privatisation du vivant touche tout le monde. Elle n’est pas un problème de riche ou de pauvre, elle n’est pas non plus franco-française – d’où la traduction de la lettre en anglais et en espagnol : c’est un problème de société qu’il faut prendre à bras le corps.

L’impressionnant nombre de signataires montre ô combien le sujet est sensible. Vous vous attendiez à ça ?

FPR –  Il faut distinguer deux choses : l’importance évidente du sujet traité et la capacité à mobiliser. Ce sont deux dimensions différentes. Sur le premier point, j’avais parfaitement conscience de toucher un point sensible : la privatisation du vivant nous concerne tous. Sur notre capacité à mobiliser, je suis par nature toujours sceptique alors même qu’Atabula draine aujourd’hui plusieurs centaines de milliers lecteurs chaque mois. Néanmoins, j’ai conscience qu’Atabula est un média extrêmement suivi et influent, notamment pour ses prises de position qui ne se retrouvent pas ailleurs, et certainement pas dans la presse professionnelle. Laquelle, soit dit en passant, n’a jamais parlé de cette lettre…

 La presse a bien relayé le sujet, Télérama, France 2, L’huma, La Croix…. C’est un sujet qui agite les réseaux et le grand public … Ce qui se passe dans nos assiettes est-il si inquiétant ?

FPR –  Là encore, il faut être prudent et bien distinguer deux univers : celui de la « haute » restauration et la cuisine du quotidien à domicile. Depuis quelques années, le réseau de distribution pour les professionnels s’est enrichi d’acteurs qui proposent des produits de qualité. Nous n’avons jamais autant parlé de qualité de produits ! Déjà aujourd’hui, mais encore plus demain, la véritable vedette sera le petit producteur qui fait pousser des produits uniques. Ensuite, il y a la réalité quotidienne, celle des grandes surfaces où c’est une catastrophe. Là, il n’est plus question de parler de goût, mais de maximisation des gains par une minimisation des coûts. Ce qui veut dire que, côté produits, il faut des aliments avec des DLC longues, qui résistent aux coups, etc. Les grandes surfaces vendent les mêmes produits toute l’année, avec des contraintes de quantité qui font que seuls les industriels peuvent s’y référencer. C’est l’anti-qualité par excellence, c’est la standardisation par le bas ; c’est le dé-goût garanti. Est-ce inquiétant ? Oui bien évidemment. Car, derrière, se cachent des réalités catastrophiques qui sont liées : les industriels font du lobbying auprès des gouvernements pour renforcer l’arsenal juridique et augmenter les contraintes sanitaires, avec un seul objectif : casser les reins des « petits » qui ne peuvent économiquement pas suivre. Demain, si on ne fait rien, il n’y aura plus de petits artisans. Industriels et les grandes surfaces auront gagné sur toute la ligne. Pas le consommateur. Et n’oublions jamais que le consommateur n’est pas un citoyen ! Je veux dire par là que le consommateur est un acteur isolé, autonome, qui fonctionne selon des contraintes – notamment économiques – qui ne sont pas celles du citoyen. D’où l’importance des actions médiatiques comme cette Lettre, et la méfiance évidente qu’il faut avoir quand les grandes surfaces vous vendent du « bio », de l’écolo ou du développement durable…  

La communauté européenne est pour beaucoup dans les inepties alimentaires et les lois qui touchent notre pays. Les lobbies sont très puissants à Bruxelles, la langue de bois est de mise. Pensez-vous faire une démarche pour dénoncer les compromissions de Bruxelles avec les industries agro-alimentaires et la chimie qui polluent nos assiettes ?

FPR –   Il est évident que le lobbying est énorme puisque les sommes en jeu dépassent l’entendement. Il faut ici rappeler que le rachat de Monsanto par Bayer atteint 59 milliards d’euros… A ce niveau-là, les négociations ne peuvent échapper à la sphère politique. Quant à savoir si Atabula ira dénoncer telle ou telle compromission du côté de Bruxelles, je ne peux que vous répondre que nous sommes un média qui entend peser sur les grandes questions alimentaires de notre époque. C’est notamment pour cela que nous avons créé AtabuLab, le premier think tank sur la gastronomie et l’alimentation en France qui est un projet déjà en ligne, mais qui prendra toute sa place dans les mois qui viennent.

Les chefs, par leur aura, sont écoutés et suivis, vous pensez que le message est arrivé jusqu’à Bayer ? … Avez-vous eu un contact avec eux ? Vous ont ils approché ?

FPR –  La réponse est oui. La direction de la communication de Bayer m’a contacté pour échanger directement avec moi. Pour l’instant, la rencontre n’a pas eu lieu.

France Info TV

 Ces multinationales cherchent le profit… mais ils font aussi attention à leur image. Vous les attaquez de front. Font-ils la sourde oreille ?

FPR –   Je pense que les oreilles de ces multinationales sont tellement hypertrophiées que même sourdes, elles doivent tout entendre. Comme je viens de le dire, la direction de la communication de Bayer est très rapidement entrée en contact avec moi. Je sais que cette Lettre ouverte ne les a pas laissés insensibles…

Notre gouvernement, comme tous les autres d’ailleurs, crie au scandale, mais bien entendu laisse faire, les intérêts économiques sont plus forts…  Allez-vous mener une action pour qu’au niveau national les Ministères s’expriment clairement sur le sujet ?

FPR –  Avec l’élection présidentielle qui arrive, il est évident qu’il faut sensibiliser, il faut agir et obliger les candidats à se positionner sur ces questions-là. Cela fait partie de nos projets. J’espère bien ne pas être le seul avec Atabula à vouloir porter cette parole-là.

 Quelle est la suite que vous allez donner à tout ça ?

 FPR –  Il y aura une suite. Vu le succès de cette Lettre, vu aussi la confiance des chefs dans ce mouvement, il ne peut s’arrêter en si bon chemin. Nous réfléchissons activement à la suite et quelques idées se dégagent actuellement. Mais il est encore trop tôt pour entrer dans le détail.

ATABULA

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