F&S : Au Royal Mansour, le chef Yannick Alléno signe les cartes de La Grande Table Marocaine, de La Table et du Jardin. Au quotidien, vous êtes celui qui assurez la vie culinaire du palace. Parlez-nous de votre collaboration avec le chef Alléno ?
Jérôme Videau : Nous sommes complémentaires, et dans la complicité. Yannick Alléno nous donne une liberté de travail et de créativité ; il nous oriente, puis valide. Soit il nous envoie des plats à faire ; soit on s’inspire localement, on travaille sur les recettes, puis on lui propose le résultat ; et il dispose. C’est lui qui valide ou non. Ça reste le chef ; mais il est ouvert à nos idées, et bien sûr attend de nous des propositions, car plus on est, plus on peut partager d’idées et avancer. Ici au Maroc, la culture et les produits sont différents, ce qui nous permet d’envisager une autre approche de la cuisine. Yannick Alléno nous fait confiance et nous laisse beaucoup de liberté. De notre côté, nous sommes garants de son image. Nous sommes là parce qu’il nous fait confiance ; à nous de ne pas trahir sa cuisine et sa vision, mais de le représenter. Pour ce faire, nous sommes en contact étroit. D’autant que je connais Yannick depuis 1991, et que je travaille pour lui au Royal Mansour depuis mars 2009 (pour rappel, l’hôtel a ouvert en juin 2010).
F&S : Cette année, cela fait donc dix ans que vous travaillez au Royal Mansour, soit autant de temps que l’âge de l’hôtel ; quel bilan tirez-vous de cette décennie culinaire fructueuse ?
J.V. : Le bilan est positif – bien qu’en soi, on peut toujours mieux faire. Mais quand je regarde en arrière, je ne peux que constater l’évolution ; on a ouvert l’hôtel à partir de rien, c’était un terrain en chantier. Quand je suis arrivé sur place, les cuisines venaient d’être posées. Dix ans plus tard, on a cinq restaurants (La Grande Table Marocaine, La Table, Le Jardin, La Table du Spa, et le restaurant du room service qui s’adresse aux 53 riads de l’hôtel, et qui fait beaucoup de sur-mesure). C’est une belle réussite. On s’est battu, et aujourd’hui on a une image ; certes, nous n’avons pas la pression des étoiles, mais notre pression est tout aussi importante, car le Royal Mansour est très suivi et récompensé. D’ailleurs, nous avons été élus meilleure table du Maroc dans la première édition du guide Gault&Millau Maroc, paru en 2016.
F&S : Qu’est-ce qui est le plus important pour vous aujourd’hui ? Les étoiles ? Les clients ?
J.V. : Ce sont les clients. Leur faire plaisir. Les clients sont nos hôtes, la relation avec eux est très importante ; le service, la gentillesse, l’accueil sont fondamentaux. Il faut qu’on soit heureux de recevoir. Il faut aimer faire plaisir, aimer être généreux ; cela fait partie de l’ADN du lieu. C’est une vraie mission, un investissement ; aller voir les gens, avoir leur retour, c’est essentiel. On a une dette envers nos clients. On ne veut pas les décevoir.
F&S : Le restaurant Le Jardin est plébiscité à la fois par les marrakchis et par les touristes ; son succès s’explique-t-il par la décontraction du lieu et par son côté bucolique ?
J.V. : Le Jardin marche très bien en effet ; c’est le restaurant qui a vraiment ouvert l’hôtel aux clients. Avant, les gens avaient une appréhension à y venir ; depuis qu’on a ce restaurant, ça a complètement changé la donne. Les clients s’y sentent à l’aise. On a un grand succès. C’est la table qui marche le mieux de l’hôtel, avec La Grande Table Marocaine. Ceci dit, le restaurant La Table se développe aussi de plus en plus.
F&S : À quelques pas du Royal Mansour, un autre hôtel de luxe rayonne lui aussi par sa gastronomie ; il s’agit bien sûr de la Mamounia, dont l’offre sucrée est supervisée par Pierre Hermé (qui y tient également une boutique à son nom.). Voyez-vous sa présence comme une émulation, ou comme une concurrence ?
J.V. : C’est très bien que Pierre Hermé soit présent à Marrakech, pour La Mamounia comme pour la ville elle-même. Ça fait bouger la destination. Plus il y a de concurrence, plus ça profite à la destination. Et puis, Pierre Hermé est un grand monsieur ; c’est un homme qui a beaucoup d’humilité, et qui est très accessible. Quant à la Mamounia, nous avons de très bons rapports avec elle. Et puis, ses équipes font des volumes différents des nôtres.
F&S : En octobre dernier, vous avez reçu Les Grandes Tables du Monde au Royal Mansour, à l’occasion de leur congrès annuel. Quel est votre retour sur cet événement ?
J.V. : Lorsqu’on apprend qu’on va recevoir tous les plus grands chefs du monde en même temps, c’est une grosse pression, forcément. (Rires). Mais ce fut très sympa. Côté coulisses, ça a demandé beaucoup d’énergie ; un vrai sprint ! Au départ, nous devions faire un seul événement ; puis on a fait la soirée d’ouverture également, puis un déjeuner au Jardin, autour de la piscine ; et enfin, un dîner de gala. Un grand moment.
F&S : Parlez-nous de votre cadre de travail ; le Royal Mansour est considéré comme l’un des plus beaux hôtels d’Afrique, et remporte régulièrement des awards prestigieux.
J.V. : J’ai de la chance ; ici, c’est extraordinaire. J’ai un bel outil de travail. Et les lieux sont très entretenus, il n’y a aucun laisser-aller. Cela soutient notre objectif d’être constamment au top culinairement parlant. Quant à moi, je ne suis jamais satisfait ; il y a tellement de choses à faire, tout va vite, il faut tenir le rythme. Notre but, pour l’heure, est que tout soit bon, dans chaque point de restauration.
F&S : On vous sent très attaché à cet hôtel, que vous avez vu naître et grandir.
J.V. : Ce que j’aime ici, c’est qu’on a toujours des projets, en permanence. On reçoit des événements et opérations non-stop, ça n’arrête jamais. En avril dernier par exemple, nous avons eu le plaisir d’assurer le dîner de l’événement organisé par la maison Dior au Palais Badii, pour son défilé Croisière.
F&S : Selon vous, quelles sont les qualités dont un chef doit faire preuve ?
J.V. : Il y a plusieurs choses ; un chef doit développer les talents, donner leur chance aux jeunes, composer avec eux. On ne peut pas imposer les choses en permanence. Au contraire, il faut utiliser les forces de chacun. D’ailleurs, le secret de la réussite, c’est d’être bien entouré. Un autre élément important pour un chef, c’est le fait d’être passionné. La passion entraîne tout le reste (l’organisation, le courage, etc). Quand on aime ce que l’on fait, ça nous porte. L’insatisfaction a aussi son importance, car elle pousse à se dépasser, à aller toujours plus loin.
F&S : Quels sont les chefs que vous admirez ?
J.V. : Il y en a plein, j’en admire beaucoup. Des petits comme des grands chefs. On peut être surpris partout.