Au-delà des étoiles et des distinctions, Alain Ducasse a laissé une empreinte indélébile sur le paysage gastronomique mondial. Mais son véritable héritage ne réside pas seulement dans ses recettes ou dans ses techniques ; il prend vie à travers les chefs qu’il a formés, ces disciples devenus gardiens et interprètes de sa vision. Lors de Gastromasa, trois de ses chefs emblématiques – Jean-Philippe Blondet à Londres, Amaury Bouhours à Paris, et Emmanuel Pilon à Monaco – ont partagé la manière unique dont ils réinterprètent, chacun à leur façon, la philosophie ducassienne lors de cette table ronde animée par Nicolas Chatenier !
Une transmission au-delà des frontières
Jean-Philippe Blondet, chef exécutif du restaurant Alain Ducasse at The Dorchester à Londres, incarne parfaitement la manière dont l’héritage d’Alain Ducasse s’adapte et se réinvente dans un contexte cosmopolite. « Travailler aux côtés de Ducasse, c’est apprendre à embrasser la diversité tout en restant fidèle à des valeurs communes » explique-t-il. Jean-Philippe Blondet, qui a passé plus de vingt ans à affiner ses techniques et son approche sous l’égide d’Alain Ducasse, décrit une relation fondée sur la confiance mutuelle et une compréhension partagée de ce que signifie vraiment « cuisiner ».
Pour Jean-Philippe Blondet, l’héritage d’Alain Ducasse se traduit par une capacité à créer des expériences sur-mesure pour un public international, en adaptant chaque plat aux produits locaux et aux attentes des convives ! « La philosophie de Ducasse repose sur l’idée que le produit est toujours la priorité, mais elle ne se limite pas à cela. Elle consiste aussi à personnaliser l’expérience pour que chaque client, qu’il soit Britannique, Américain, ou d’une autre nationalité, trouve un écho dans sa propre culture » Cette attention à l’adaptation, sans compromis sur l’essence du produit, confère à la cuisine de Jean-Philippe Blondet une sophistication subtile mais universelle.
Dans sa vision, la transmission de cet héritage implique non seulement de maintenir une excellence constante, mais aussi de savoir « offrir quelque chose de personnel, une touche qui reflète le chef autant qu’Alain Ducasse lui-même. » Jean-Philippe Blondet insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de reproduire les plats de son mentor mais de les interpréter à travers le prisme de ses propres sensibilités, tout en respectant une ligne directrice solide : « Alain Ducasse nous encourage à trouver notre propre voix, à laisser notre personnalité s’exprimer dans chaque menu »
Le poids de l’histoire à Paris
Amaury Bouhours, à la tête des cuisines du restaurant d’Alain Ducasse au Meurice à Paris, incarne une approche de la gastronomie profondément ancrée dans la tradition française, mais résolument ouverte à la modernité. Dans ce cadre prestigieux, où chaque détail de la salle à manger évoque le faste de Versailles, Amaury Bouhours relève un défi unique : « La cuisine que nous proposons doit être à la hauteur de l’histoire qui nous entoure, mais aussi surprendre par sa fraîcheur et son inventivité »
Amaury Bouhours perçoit son rôle non seulement comme celui d’un chef, mais aussi comme un interprète du patrimoine culinaire français. « La cuisine bourgeoise française a une profondeur qui dépasse les recettes. Elle parle de notre identité, de notre histoire. Mon travail consiste à préserver cette richesse tout en y apportant des touches actuelles » explique-t-il. Pour lui, le respect de l’héritage signifie non pas de rester figé, mais de trouver des moyens subtils pour faire évoluer chaque plat sans jamais trahir son essence.
Dans son interprétation de l’héritage d’Alain Ducasse, la modernité et la tradition se rejoignent pour créer une harmonie unique : « Alain nous pousse à explorer de nouvelles techniques, à revoir nos habitudes, mais toujours avec cette idée que chaque ingrédient a son histoire, sa raison d’être »
Amaury Bouhours ajoute : « La cuisine, telle que je la vois, doit avant tout raconter une histoire. Et ici, au Meurice, elle doit aussi être à la hauteur de ce lieu unique. Chaque plat, chaque ingrédient est choisi pour honorer non seulement la tradition française, mais aussi pour offrir aux convives une expérience intemporelle »
La naturalité comme fil rouge à Monaco
Emmanuel Pilon, chef du mythique restaurant Louis XV à Monaco, mène un projet ambitieux : celui d’adapter la « Naturalité » une approche culinaire initiée par Romain Meder et encouragée par Alain Ducasse à la Méditerranée. Dans ce cadre d’exception, Emmanuel Pilon cultive une cuisine profondément respectueuse de son environnement, où chaque ingrédient local devient le centre d’une composition qui célèbre la nature dans sa plus pure expression ! « Ici, la terre et la mer nous offrent une palette infinie de saveurs ; notre mission est de les sublimer sans artifice » explique Emmanuel Pilon
Pour Emmanuel Pilon, l’héritage de d’Alain Ducasse prend racine dans une approche durable, qui réconcilie gastronomie et écologie. « La Naturalité, c’est une manière de cuisiner en accord avec les saisons et le terroir. Nous avons choisi de mettre en avant les légumes, de réduire les protéines animales, non par restriction mais pour laisser les produits parler d’eux-mêmes » Dans ses plats, chaque légume, chaque herbe, chaque fruit de mer est préparé avec une précision et un respect absolus, de manière à révéler sa saveur authentique, sans camouflage ni excès de technique.
Cette philosophie, Emmanuel Pilon la voit comme une évolution naturelle de l’héritage de d’Alain Ducasse, un retour aux sources où la main du chef se fait discrète pour laisser le produit s’exprimer pleinement. « L’idée, c’est d’atteindre l’essence même de chaque ingrédient, de respecter le cycle de la nature et d’établir un dialogue entre la cuisine et le terroir méditerranéen » précise-t-il. Ainsi, les poissons de la Méditerranée, les légumes du marché local et les herbes sauvages des collines environnantes deviennent les piliers d’une cuisine vivante, profondément enracinée dans son territoire.
Un héritage vivant pour accompagner les chef à grandir ensemble
Loin d’imposer une direction unique, Alain Ducasse offre à chacun de ses chefs une plateforme pour exprimer leur personnalité tout en restant fidèle à une éthique culinaire rigoureuse. À travers une « vue extérieure » et un accompagnement bienveillant, il encourage chaque membre de son équipe à explorer et à dépasser leurs propres limites, insufflant une curiosité constante et une quête perpétuelle d’amélioration. Comme un entraîneur guidant ses joueurs, il insuffle l’idée que le goût parfait n’est jamais acquis, mais en perpétuelle progression.
Ce dialogue constitue sans doute la base de l’héritage d’Alain Ducasse. Plus qu’une somme de recettes, son héritage est donc une école de pensée, une manière de travailler les produits, d’honorer le terroir et de repousser les frontières de la cuisine ! Un héritage n’est pas figé, qui évolue avec chaque plat, chaque chef, chaque région. C’est peut-être cela, l’ultime leçon de cet immense !
Propos recueillis par Guillaume Erblang / Food&Sens dans le cadre du festival Gastromasa