Lors du prestigieux festival international Gastromasa, la cheffe singapourienne Janice Wong a pris la parole avec une question essentielle et universelle : « Quel est l’héritage que nous voulons laisser ? ». Plus qu’une simple interrogation, ce propos ouvre une réflexion profonde sur la transmission culinaire, l’importance de l’innovation et la nécessité d’un dialogue entre tradition et modernité. Avec une approche radicale et visionnaire, Janice Wong, fondatrice du 2AM Dessert Bar, ne se contente pas de perpétuer des savoir-faire : elle les déconstruit pour mieux réinventer et à travers des créations audacieuses et des concepts novateurs, elle invite les chefs à repenser leur rôle, leur impact, et surtout, leur manière de transmettre un héritage vivant et durable ! Ses mots, portés par des démonstrations captivantes, sont autant d’appels à repousser les frontières de la gastronomie !
Une vision audacieuse de l’héritage
Dès les premiers instants de sa conférence, Janice Wong frappe donc fort avec une question fondamentale : « Quel est l’héritage que nous voulons laisser ? ». Ce n’est pas seulement une réflexion sur la transmission des savoirs, mais un appel à repenser la manière dont les chefs envisagent leur impact sur la gastronomie et au-delà. À travers une vidéo récapitulant 17 ans de créations, elle expose un parcours où chaque dessert, chaque sculpture sucrée, est autant une œuvre d’art qu’un message adressé aux générations futures. Pour elle, l’héritage ne peut se limiter à une série de recettes figées dans le temps : il doit être vivant, évolutif, et capable d’inspirer de nouvelles perspectives. « Créer sans référence, c’est ouvrir une porte sur l’infini de la créativité »
Au cœur de cette philosophie, une idée centrale : s’affranchir des contraintes pour réinventer les traditions. Janice Wong revendique une démarche où l’innovation se nourrit de l’instinct et de l’expérimentation, sans s’enfermer dans les modèles du passé. Elle évoque son travail autour de la fermentation du chocolat, un procédé où le savoir-faire technique se mêle à une véritable réflexion sur le temps et la transformation. « Fermenter, c’est accepter de perdre le contrôle pour laisser la nature s’exprimer », explique-t-elle. Ce choix, audacieux, montre comment l’innovation culinaire peut s’inscrire dans un dialogue profond avec les éléments, tout en bousculant les repères habituels des palais.
Enfin, cette vision de l’héritage est intimement liée à la dimension artistique de ses créations. Chez Janice Wong, chaque dessert est une expérience multisensorielle. Ses sculptures en chocolat ne sont pas seulement des œuvres à déguster, mais des pièces à ressentir et à contempler. « Quand vous touchez ces textures, elles racontent une histoire. Elles traduisent ma relation avec la nature et ma recherche d’un équilibre esthétique et gustatif. » À travers ses desserts, elle ne transmet pas seulement une technique, mais une philosophie globale où la gastronomie s’élève au rang d’art total. C’est cet équilibre entre audace, poésie et rigueur qui redéfinit, selon elle, ce que signifie laisser une trace dans l’histoire culinaire.
Des créations comme des manifestes
Les desserts de Janice Wong sont bien plus que des plaisirs sucrés : ils incarnent une vision culinaire et artistique où chaque détail compte. Lors de sa présentation à Gastromasa, elle a mis en lumière un exemple emblématique de sa démarche : un chocolat fermenté au saké, vieilli pendant quatre mois. « Ce processus n’est pas juste un défi technique ; il représente une méditation sur le temps et l’impermanence », a-t-elle expliqué. Ce dessert, à mi-chemin entre tradition et innovation, symbolise sa quête permanente de renouvellement et d’expérimentation audacieuse, où la maîtrise des matières premières rejoint une réflexion presque philosophique sur leur transformation.
Chaque création de Janice Wong est une réponse aux conventions établies. Elle défend une approche où la nature inspire directement ses formes et textures. « Les sculptures en chocolat que vous voyez, vous ne les goûtez pas seulement, vous les ressentez », affirme-t-elle. Ces formes organiques, inspirées par des éléments naturels comme les rochers ou le bois, traduisent une intimité entre l’environnement et l’art culinaire. Son travail ne se limite pas à la gastronomie ; il reflète un dialogue permanent avec le monde qui l’entoure. Cette sensibilité transparaît également dans ses choix d’ingrédients durables et son attention aux cycles naturels, qu’elle considère comme essentiels pour la création contemporaine.
Janice Wong revendique aussi des influences marquantes tout en s’affirmant comme une créatrice singulière. Elle cite des figures telles que Andoni Luis Aduriz (Mugaritz) ou Ferran Adrià (elBulli) pour leur capacité à réinventer l’expérience culinaire. Cependant, elle s’emploie à dépasser ces inspirations pour créer un univers qui lui est propre. « Il ne s’agit pas de copier, mais de s’inspirer pour construire un langage unique », insiste-t-elle. En manipulant textures et saveurs, elle prouve que chaque dessert peut être un manifeste : une déclaration d’intention, une réflexion sur l’avenir de la gastronomie, mais aussi une invitation à penser différemment ce que nous mangeons. C’est cette fusion entre audace et réflexion profonde qui confère à son œuvre une portée universelle.
Transmettre autrement : l’éducation culinaire réinventée
Pour Janice Wong, la gastronomie est un outil puissant pour éduquer, inspirer et transformer. À Gastromasa, elle a souligné l’importance de dépasser les techniques traditionnelles pour transmettre une véritable philosophie culinaire. « Nous sommes des éducateurs, mais aussi des architectes d’émotions », affirme-t-elle. Sa démarche repose sur une remise en question constante des acquis. En posant des questions simples mais percutantes, comme « Si vous n’avez jamais goûté de curry, comment le créeriez-vous ? », elle incite les jeunes chefs à explorer au-delà des recettes et à construire une approche basée sur l’expérimentation et la curiosité.
Cette vision de la transmission va de pair avec un engagement pour une créativité sans limites. Janice Wong pousse ses élèves et collaborateurs à repousser leurs automatismes pour embrasser l’inconnu. Elle prône l’idée d’un travail libéré de toute référence, où l’absence de modèle ouvre la voie à des créations inédites. « Laissez tomber vos connaissances et vos souvenirs. C’est là que commence la vraie créativité », insiste-t-elle. Cet état d’esprit ne vise pas à renier le passé, mais à libérer le potentiel individuel. En travaillant sur des techniques comme la fermentation ou la manipulation des textures, elle montre que chaque ingrédient peut devenir un vecteur d’innovation, à condition de le regarder autrement.
Enfin, Janice Wong place les ingrédients locaux et durables au cœur de son enseignement. « Les marchés traditionnels sont des trésors. Chaque produit a une histoire à raconter », explique-t-elle. En invitant ses étudiants à redécouvrir ces lieux, elle leur montre que la transmission de l’héritage culinaire passe aussi par une reconnection aux origines de la cuisine : le terroir, la nature, et le respect des ressources. À travers ses démonstrations, elle insiste sur l’importance d’un apprentissage holistique, où les techniques rencontrent la créativité, et où l’art culinaire devient une passerelle entre tradition et innovation. Pour Janice Wong, transmettre autrement, c’est apprendre à regarder différemment, à ressentir profondément, et à créer librement.
Un futur culinaire sans limites
Face à un auditoire captivé, Janice Wong a livré une vision claire et ambitieuse du futur de la gastronomie : une création libérée des carcans et portée par l’audace. « Il est temps de construire des menus qui n’appartiennent qu’à nous, sans dépendre de modèles préexistants. C’est ainsi que nous laissons un héritage. » Pour elle, le rôle du chef ne se limite plus à perpétuer des traditions ; il consiste à redéfinir ce que signifie créer dans un monde en mutation, en osant explorer de nouvelles dimensions gustatives et esthétiques. Cette quête d’innovation devient une responsabilité, celle de tracer une voie nouvelle pour les générations futures.
Janice Wong insiste sur l’importance de dépasser les simples frontières culinaires. Elle envisage la gastronomie comme un art total, un langage universel capable de toucher à la fois les sens et l’intellect. « Chaque plat doit être une expérience. Une idée. Une émotion. » Ses créations, comme le chocolat fermenté au saké ou ses sculptures organiques, ne sont pas de simples desserts, mais des manifestes où se mêlent nature, technologie et imagination. Ce futur culinaire, selon elle, passe par une intégration des sciences, de l’art et de la durabilité, où chaque geste du chef a un impact esthétique et environnemental.
Pour aller vers ce futur, elle appelle à une réinvention des pratiques. Cela commence par une remise en question des normes établies et une reconnection avec les cycles naturels. « La créativité naît là où il n’y a pas de référence. Quand vous vous détachez de ce que vous savez, vous pouvez réinventer ce que vous faites. » Dans cet esprit, Janice Wong encourage les chefs à embrasser une approche radicale et exploratoire, à expérimenter avec les ingrédients, les techniques et les formes. Son message est clair : le futur culinaire ne se limite pas à ce qui est dans l’assiette, mais à l’histoire que nous choisissons de raconter à travers elle.
Au terme de sa présentation, Janice Wong a laissé son public face à une vérité incontournable : le futur de la gastronomie se joue dans la capacité à oser, expérimenter et se détacher des modèles préexistants. En proposant une approche où la création sans référence devient un moteur de liberté, elle montre que chaque plat, chaque dessert, peut être une déclaration d’intention, une vision du monde, ou une émotion à partager. Son engagement envers la durabilité, sa quête de textures inédites, et sa capacité à transformer les ingrédients les plus simples en œuvres d’art incarnent une nouvelle voie pour les chefs de demain. La gastronomie, selon Janice Wong, n’est plus seulement une question de goût ou de technique : elle devient un outil d’expression universel, un langage capable de transmettre un héritage tout en ouvrant des horizons illimités. Et si, comme elle le propose, nous osions perdre nos références pour mieux réinventer notre avenir culinaire ?
Propos recueillis par Guillaume Erblang / Food&Sens dans le cadre du festival Gastromasa