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LE LIBÉ DES SOLUTIONS – Jacques Genin : «Les grandes surfaces, c’est la partouze générale, remontons une épicerie dans chaque village»
«Fondeur en chocolat» et pâtissier, cet autodidacte est mondialement connu et revendique un parcours atypique. Une grande gueule qui secoue le milieu, crée à l’instinct et mange jusqu’à 600 grammes de chocolat par jour.
Jacques Genin est un chocolatier atypique. Dans le monde luxueux et glamour de la ganache haute couture, il détonne par son franc-parler. De son enfance cabossée au faste de sa boutique du Marais à Paris, il revendique un itinéraire singulier, voire extrême. Autodidacte, il a longtemps été aux fourneaux avant de fabriquer chocolats et gâteaux pour les restaurants étoilés et les palaces. Sa renommée est venue quand il a ouvert, en 2007, sa propre pâtisserie-chocolaterie où l’on se disputait sa redoutable tarte citron vert et basilic. Quand la gastronomie sucrée se plaît à se comparer à une science exacte, Jacques Genin, 57 ans, revendique son âme de cuisinier et son statut d’artisan, recrutant «sur l’envie» plutôt que sur les CV prestigieux, militant pour le commerce de proximité, pourfendant la grande distribution et les banques. Entretien avec un écorché vif du cacao.
Manger est-il un plaisir ?
C’est même une obsession ! Je mange de tout si c’est bien cuisiné. Il n’y a pas un goût qui me rebute. Le goût, je l’ai forgé au fur et à mesure de ma vie, je n’ai pas tellement de saveurs liées à l’enfance. Petit, dans les bois, je cherchais plutôt ce qui était nouveau, ce que l’on pouvait manger, j’avais envie de savoir comment l’être humain avait fait au début. J’ai été malade à cause de champignons. Je peux même manger sans avoir faim. J’ai fait jusqu’à 114 kilos. Mais quand je suis amoureux, je ne mange pas.
Vous êtes un chocolatier-pâtissier qui adore la cuisine, alors…
J’ai acquis toutes mes plus grandes connaissances auprès des chefs de cuisine, pas des pâtissiers. J’ai beau travailler le chocolat et la pâtisserie, j’ai gardé une âme de cuisinier. Je n’ai jamais voulu quelqu’un au-dessus de moi car j’étais difficilement gérable. Quand je travaillais pour des chefs, je considérais que je faisais mieux qu’eux. Je suis un cuisinier de la pâtisserie et du chocolat. Quand j’ai ouvert mon premier restaurant avec la mère de ma fille, j’avais 25-26 ans. On sortait de boîte de nuit, elle m’a dit «tu n’es pas capable de prendre cet endroit». C’était au 4, rue de Tournon, à Paris. J’ai dit «je vais faire un restaurant». Je n’avais jamais appris la cuisine. Il me fallait trois quarts d’heure pour sortir une entrée. Je fais une recette à l’instinct et après je la vérifie dans les bouquins. Quand j’ai fait mon premier caramel, j’ai commencé par tester les cuissons, après je suis allé voir les températures dans les livres. Je faisais une aile de raie poêlée avec une crème au citron et au basilic et des fonds d’artichaut. Des poissons vapeur, sauce moutarde. Je travaillais comme un âne. Et dire qu’à 19 ans, je ne savais pas ce qu’était une coquille Saint-Jacques.
Pourquoi est-ce si important de passer à table ?
Quand on est tous autour d’une table, on est dans le sentiment, dans le plaisir. D’ailleurs, l’histoire de France débute autour d’une table. Si je suis seul, je ne mange pas. Quand j’ai envie de lire, je vais dans un restaurant où l’on ne me connaît pas. Sophie, ma seconde à la chocolaterie, est gourmande, c’est fabuleux. J’ai fait un repas avec elle chez Alain Passard, il y avait 19 plats, il y avait tellement de produits à découvrir. Je ne suis pas blasé, et pourtant nous sommes dans des métiers de répétition quand on reproduit une assiette du 1er janvier au 31 décembre. La pâtisserie, c’est moins jouissif que la cuisine, on est plus dans la présentation que dans la sensualité.
On dit pourtant que la pâtisserie, c’est au gramme près…
C’est que du mensonge. Par exemple, si tu mets plus d’œufs que prévu dans la crème au citron, tu diminues le temps de cuisson. Dans ce métier, il faut savoir se lancer. Quand tu embrasses quelqu’un, tu n’as pas de modèle. Si c’est loupé, ce n’est pas grave. Il y a plein de jeunes qui ne se lancent pas. On leur tient le discours «fais des études, travailles beaucoup et à la fin, tu n’auras peut-être rien». C’est affreux. Les mômes de maintenant ne sont pas pires que nous à notre époque. Nous sommes une génération qui n’a pas été capable de dire stop aux acquis. On a eu des années 70-80 formidables, mais nous n’avons pas pensé à nos gamins.
On ne s’est pas préparé aux changements. On n’a pas les hommes politiques, de droite comme de gauche, qu’il faut. Ils sont consanguins et n’écoutent pas le peuple. On a trop laissé le monde industriel envahir l’artisanat. On a des banques qui sont des prêteurs sur gage. Ils ne vous accordent des facilités de caisse que lorsque vous avez tout payé. L’artisanat recrée des emplois, un système rural que des enfoirés ont cassé par la consommation à outrance. Paris est riche, Paris part en vacances, mais ne côtoie pas la France d’en bas. Je suis choqué par cette fracture sociale.
La cuisine, la pâtisserie, un avenir pour
les nouvelles générations ?
Moi, j’ai été à l’école jusqu’en CM2, mais aujourd’hui, nos formations sont pauvres. On fait des CAP en six mois alors que tu as juste le temps de survoler les bases. La télévision a sorti nos métiers de l’ombre, mais elle ne montre pas la réalité des heures que nous faisons, que notre vie sentimentale en prend un coup. La télévision attire des vocations mais il y a beaucoup de déchets. Je vois venir des mômes qui sortent de Sciences-Po. Je leur dis : «Si tu veux travailler chez moi, tu ne seras assis qu’une heure par jour. A la télévision, tu as vu la brillance, pas la souffrance, c’est très dur le stress.»
Aujourd’hui, dans le monde du travail, on ne veut plus des gens de plus de 50 ans, on leur dit que la porte est ouverte, on jette leur savoir à la poubelle. Moi, je recrute sur l’envie. Ceux qui ont des CV longs comme ça ne restent pas, ils veulent t’apprendre à travailler et faire juste tamponner leur CV. Je ne peux pas travailler si je n’ai pas d’affection.
La dureté au travail, vous connaissez…
J’ai commencé aux abattoirs de Saint-Dié-des-Vosges, à 12-13 ans, en préapprentissage. On tuait des bovins, des chevaux à la masse, je ramassais la sciure gorgée de sang sur le sol, je travaillais de 6 heures du matin à minuit. Mais le patron m’a pris sous son aile [ému], il me proposait de faire du pâté de foie avec lui ! Tu lui disais «bonjour», tu prenais une gifle parce que tu n’avais pas dit «bonjour monsieur». J’étais blanchi et nourri à la table du patron, je mangeais beaucoup, sa femme faisait bien la cuisine. Des fois, je croyais avoir mon dimanche. Mais non, je travaillais. Pourtant, j’avais une meilleure vie qu’avant. J’y suis resté jusqu’à 19 ans. C’était dur, mais j’étais bien. Il m’a empêché de devenir un loulou.
Vous étiez un écorché vif ?
Mes parents n’ont jamais réussi à m’enlever mes rêves d’enfant. Quand je suis arrivé à Paris, j’étais serveur dans un restaurant et je souriais tout le temps. Un jour, le patron me dit : «T’es un peu débile, tu souris tout le temps, tu t’appelles Simplet ?» Je me suis senti vexé mais je n’ai rien dit. Le soir, je suis allé dans le bureau du patron, je lui ai attrapé la tête et je l’ai cognée sur le bureau. Je lui ai dit «voilà un simplet». A cette époque, dès que quelqu’un me disait quelque chose, je frappais. Le monde des adultes ne m’intéressait pas.
Aujourd’hui, le chocolat est devenu un produit raffiné, presque un produit de luxe. Certaines vitrines ressemblent à des bijouteries…
Le chocolat est un produit de consommation courante. Chez nous, on en fait des coffrets. Quand on fait ce métier, pourquoi devrait-on avoir un endroit moche ? On me dit que c’est cher. Mais quand on est déçu et que ce n’est pas bon, c’est cher. Regardez les grandes surfaces, vous payez l’emballage. Je n’ai pas mis les pieds dans une grande surface depuis trente ans. Autrefois, on allait chez le boulanger, l’épicier, le boucher. Les gens communiquaient entre eux. Ecroulons les grandes surfaces et remontons une épicerie, une boucherie dans chaque village. Il faut redonner la possibilité aux gens de retravailler de manière artisanale sans les étouffer. Les grandes surfaces, c’est la partouze générale. Le bio a été inventé par les bobos pour vendre trois fois plus cher qu’un produit en agriculture raisonnée.
D’où provient votre chocolat ?
Je travaille avec Valrhona, qui me fait mon propre chocolat de couverture. Vingt-cinq tonnes par an, 71 % de cacao avec du Criollo et du Trinitario, les deux meilleures fèves du monde. On a enfin compris que le chocolat est un produit bien meilleur que le bonbon rempli de sucre. Derrière le chocolat, il y a un terroir, une imagination. Moi, j’en mange aujourd’hui par addiction. Quand je suis absent trois, quatre jours du laboratoire, je vais jusqu’à manger du Mars. Le chocolat m’apaise, j’en mange jusqu’à 600 grammes par jour. La première chose que je prends le matin, c’est mon chocolat chaud, je fais bouillir de l’eau avec du cacao.
Comment créez-vous de nouvelles alliances ?
Avec Sophie, on est dans l’échange quand on crée un chocolat. Je goûte une câpre, elle me dit : «Et si on la mélangeait avec un praliné ?» Pour le 31 décembre, je vais faire un foie gras au chocolat chez Pierre Gagnaire. A force de faire, on connaît tous les produits. Les bases existent depuis toujours, on crée aujourd’hui des mélanges. On fait des pâtes de légumes, des caramels aux fruits, mais les fondamentaux restent les mêmes. Les choses viennent naturellement. Si on a une idée, ça marche vite, on fait peu d’essais. Prenez la barre au thé matcha créée par Sophie, elle a une texture incroyable. Un jour, je suis revenu avec des pignons de cèdre, elle a aussitôt fait un praliné. On est en éveil continuellement, la création, c’est un travail d’équipe.
Aujourd’hui, votre enseigne est un succès. Souhaitez-vous, comme de nombreux chefs ou pâtissiers, vous développer ?
Je n’ai pas envie de me vendre. Pourquoi je deviendrais l’homme le plus riche du cimetière si on ne reproduit pas ce en quoi je crois ?
Ce soir, on va cuisiner avec quatre chefs, on va mettre la bouteille sur la table, on va partager, je vais être heureux. Le dimanche, après 14 heures, on cuisine tous dans le laboratoire. Je sais d’où je viens, la vie n’était pas facile, j’étais avec des gens qui étaient dépassés par les événements, tout a dérapé. Mais mon parcours est quand même incroyable : j’ai dormi dans les plus beaux palaces, j’ai bu les plus grands vins, j’ai couché avec les plus belles gazelles et je me dis aujourd’hui que la vie m’a gâté. Je pars du principe que demain, je peux disparaître. Je suis un instinctif. Je fais 2,8 millions de chiffre d’affaires par an. Je ne suis pas propriétaire, je n’ai pas de permis de conduire, je n’ai pas eu de compte en banque durant des années. J’ai dormi peut-être 200-300 fois sur le carrelage de mon laboratoire. Je n’ai un portable que depuis un an [il montre la photo de sa petite amie au Québec, ndlr].
Je me souviens de ma première raclée à 3 ans et demi. J’avais d’abord dit à mon père «je veux être chercheur». Il était fier mais quand j’ai ajouté «je veux inventer d’autres parents», les coups sont partis. Autodidacte, c’est une liberté que tu paies cher. Il y a des fois où je suis attristé car on n’est plus que des comptes en banque.
Les chefs ont-ils une âme particulière ?
Nous sommes des écorchés vifs. Les trois quarts d’entre nous, si nous avions été dans un milieu normal, nous aurions fait des études. J’ai trouvé dans la cuisine le moyen d’être sur les planches – j’aurais voulu être danseur ! -, la recherche et le moyen de m’épanouir. J’aimerais que tous les chefs comme nous soient aux fourneaux. Le jour où j’aurai l’impression de venir travailler, on ne me reverra plus jamais.
Copyright photo : site jacquesgenin.fr