Gelinaz ! est un projet culinaire international et un collectif de plus de cent dix chefs imaginé par Andrea Petrini. Je retiens de l’étymologie du terme un hommage à la géline de Touraine ; j’ai oublié le reste. Gelinaz ! se donne pour principes, entre autres : explorer l’inconnu, repousser les limites, découvrir de nouvelles cultures et échanger du savoir. Le Grand Gelinaz Shuffle, qui a lieu pour la deuxième année consécutive, envoie des chefs tout autour du monde comme des boules de billard. Cette année, quarante cuisiniers se sont « échangés » le temps d’un dîner spécial dans le restaurant d’un autre. Quatre chefs australiens se sont livrés à l’expérience : Ben Shewry (Attica, Melbourne) à Restaurant (Meadowood, dans la Napa Valley) ; Dan Hunter (Brae, Victoria) à DOM (São Paolo, Brésil) ; Jock Zonfrillo (Orana, Adelaide) à Blanca (New York), et Paul Carmichael (Momofuku Seiôbo, Sydney) au Chateaubriand à Paris. De l’autre côté du shuffle, Adeline Grattard (Yam’Tcha, Paris) cuisinait à Attica ; Blaine Wetzel (Willows Inn, Lummi Island, USA) à Brae ; Mikael Jonsson (Hedone, Londres) à Orana, et Alex Atala (DOM) à Momofuku Seiôbo. Vous suivez ? Revenons à ma soirée, ce sera plus simple. Jeudi dernier, Paul Carmichael cuisinait chez Inaki Aizpitarte, qui était, lui, à Singapour.
Paul Carmichael est né à la Barbade, a travaillé à New York avec David Chang qui l’a délocalisé à Sydney pour lui confier les fourneaux de Momofuku Seiôbo. Nous avons donc un chef des Caraïbes formé à New York, qui travaille en Australie et, ce soir, cuisine à Paris ; j’espère que la dimension internationale de l’événement ne vous échappe pas. Cependant, Paul n’a rien oublié des saveurs de son île natale. Il sait user d’herbes, d’épices et de piments en touches insolites et insolentes. À leur arrivée, ses plats paraissent sages, tout doux, en couleurs peu contrastées, parfois en camaïeu voire en trompe-l’œil mimétique, tel un papillon de nuit sur un tronc d’arbre. Mais en bouche, ça se décale, ça explose, et par endroits ça brûle : on ressent d’abord de la douceur, du frais, du gras, mais soudain on ressent la détonation d’un petit pétard caché. Et au plat suivant, ça recommence, mais tout autrement : sa cuisine est très structurée malgré une apparence relax ; les effets sont soigneusement calculés, voire chronométrés.
Voici quelques extraits de ce menu résolument différent qui nous a menés bien loin de Paris. Non, la cuisine contemporaine internationale n’est pas (toujours) la même partout. C’est rassurant.
Ça commence par un bouillon. Peut-être un hommage à Inaki qui commence son menu dégustation par un petit bol de bouillon ? Celui-ci est de poisson, relevé d’huile de laurier. Petite touche de térébenthine, presque métallique, sur un goût marin corsé. De toute façon, le bouillon, c’est toujours bon.
Huître Ostra Regal d’Irlande (voir ici), salpicon de concombre, persil, piment. Aussi beau que bon. Vous pouvez imaginer d’après la photo le gras et le croquant de l’huître. Concombre = encore plus de croquant, fraîcheur, jus acidulé-pimenté de toute beauté.
Foie gras traité en copeaux comme du beurre, peau de poulet, tagète. La peau de poulet est mixée, étalée, épicée et cuite au four jusqu’à ce devenir très croustillante. Une saveur canaille dont le foie gras vient amplifier le côté inconvenant. La saveur froide de la tagète vient ponctuer assez brutalement l’ensemble. Surprenant, un peu déstabilisant — superbe.
Tartare de veau, salsa verde, poudre de moules fumées, sauce à l’œuf, chips de manioc. Complexe et beau jeu de textures, le gras frais du tartare contre l’extrême croustillant du manioc.
Sublime barbue cuite en feuille de bananier, sauce créole (tomate, oignon, piment) et feuilles d’oxalis.
Tronçon de gros encornet cuit au four avec une laque de piment puissante qui remue bien la baraque. Brocoli râpé frit, jus de livèche. Probablement l’assiette qui nous fait voyager le plus loin, sabordant à la hache les repères déjà un peu ronronnants de la cuisine contemporaine internationale style 50Best.
Agneau, curry, taro, épinard, capucine, noix de coco râpée. On a l’impression d’avancer de plus en plus vers la Caraïbe et les tropiques avec chaque nouvelle assiette.
Banane plantain rôtie, yaourt, zeste de citron vert, pamplemouse. Pour le tropical, confirmation de la remarque précédente. On connaît le sucré-salé, mais ne nous y trompons pas : Paul Carmichael ne fait pas de sucré-salé. Il évite cet écueil. C’est le seul chef à ma connaissance à faire du ni sucré-ni salé. Qui n’est ni l’un ni l’autre. Qui est ailleurs.
C’est aussi le seul chef à ma connaissance qui puisse vous balancer avec le café une noisette de ris de veau panée, sauce à l’angostura. C’est osé. Oui, mais quelle classe. Il y a décidément beaucoup de fantaisie et d’humour dans les plats de Paul, des saveurs qui vous attendent au tournant alors que vous vous ne vous doutez de rien. Et quelque chose de chaud, de caraïbe, d’insulaire, avec une certaine façon de colorier en dehors des contours (ce qui est très Gelinaz ! après tout).
Merci à Sihame Haddane de Tourism Australia et à Ezéchiel Zérah.
À la Petite Cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud