Omnivore Paris : les Fucking Dinners (#1)

Bao La sur la scène d'Omnivore : "Je cherche à élever les saveurs traditionnelles en utilisant des produits exceptionnels."

Omnivore Paris (qui s’est tenu les 5, 6 et 7 mars) est un grand, un gros, un énorme événement. Chaque année plus fourni, mieux organisé, plus pertinent. Après les années glorieuses du Havre et de Deauville (vous pouvez voir ici, ici et mes posts sur Omnivore Deauville de quand j’étais p’tite) et le rachat par GL Events, le festival a pris ses quartiers à Paris, à la Mutualité. Il y eut ensuite une période de transition pendant laquelle le festival s’est cherché. Passer d’une programmation pétillante, passionnelle et un peu foutraque au gros moule à gâteau événementiel a demandé des réflexions, des décisions. La mondialisation d’Omnivore (en germe dès l’origine) a donné le ton naturellement : si, d’un côté, j’ai du mal à adhérer à la notion de « jeune cuisine » car je me méfie de l’approche diachronique en cuisine comme en tout, en revanche je crois à une ouverture totale aux divers aspects de l’expérience culinaire : géographie (ouverture sur le monde), savoir-faire (ouverture sur le produit, l’artisanat, le métier) et société (refus des hiérarchies et des cloisonnements culinaires, qu’ils soient liés à l’époque ou à la classe sociale). Omnivore a toujours été nickel sur le premier, a énormément progressé sur le second, et commence à bien intégrer le troisième.

Omnivore, la scène salé.

La multiplication des scènes sur le festival (non seulement salé et sucré, mais aussi artisan, avant-garde, territoires et cocktail) matérialise cette évolution. Tout au plus — c’est juste une parenthèse — puis-je regretter la disparition de la Dive, cette réunion de vignerons nature hébergée à Deauville à l’occasion d’Omnivore. Pas la place, plus d’actualité, c’est dommage. Mais aussi la relative absence des vins — réduits à quelques interventions sur la scène artisan — au profit de tout un étage consacré au cocktail. Ne vous méprenez pas, l’art du cocktail me fascine et je l’ai assez prouvé, mais cette année, le vin brillait par sa discrétion.

Omnivore : la scène artisan, présentée par Stéphane Méjanès, ici avec Emmanuel Chavassieux.

Il y a beaucoup à raconter ; un peu trop pour le temps dont je dispose. Comme j’aime bien étudier les choses en profondeur, j’ai voulu explorer un aspect en particulier, celui des Fucking Dinners d’Omnivore, dîners à quatre mains réunissant deux chefs/équipes de cuisine, le plus souvent éloignés par la géographie et, peu ou prou, proches par le concept. Les cuisiniers se rencontrent, échangent, travaillent en commun : il y a un côté expérience, une pulsation que j’adore. Cette année, il y en avait quatre, et je me suis inscrite à trois. Comme il est difficile de rendre justice à ces trois excellents repas en un seul papier, je ferai ici le compte rendu du premier et les deux autres seront décrits dans un article ultérieur.

Excellente et fondante boulette de poulet (binchotan chicken ball) de Taku Sekine.


L’équipe du soir à Dersou : Taku Sekine, Bao La, Kirk et Jess.

FUCKING DINNER N° 1 : BAO LA (LE GARÇON SAÏGON) ET TAKU SEKINE À DERSOU

Taku Sekine sert à Dersou une cuisine riche et colorée, remarquable par les grillades et les rôtisseries, accompagnée des cocktails de son barman Amaury, assisté d’Arthur (qui préfère qu’on l’appelle Touré).

Amaury et Arthur (alias Touré), les talentueux barmen de Dersou.

Ce soir, Bao La, son second Kirk Lau, Taku et les barmen œuvrent de concert à un menu dégustation ébouriffant. Un article sera consacré à Taku et à Dersou ; quant à l’invité, il est pour moi une des grandes révélations de cet Omnivore 2017. Né à Brisbane d’une maman cuisinière et d’un papa francophile, tous deux vietnamiens, ce jeune homme dont le visage rayonne de gourmandise et de gentillesse explique sa brasserie hongkongaise Le Garçon Saïgon par la filiation : « Ma mère est à la retraite, elle ne cuisine plus, je lui succède. Je cherche à élever les saveurs traditionnelles en utilisant des produits exceptionnels. » Dans le mille : c’est probablement là le seul vrai secret culinaire dont un chef ait besoin.

Bao La (Le Garçon Saïgon, Hong Kong). « La cuisine que j’aime ? Tout ce qu’on peut griller et rouler dans une feuille de riz. »

Mis en pratique, ce principe fait exploser, scintiller le goût des plats vietnamiens et, oui, les élève à l’état de chef-d’œuvre. Lorsque j’évoque son infiniment succulente interprétation du bo la lot (brochettes de bœuf en feuilles de bétel) au bœuf de Galice, il répond : « Je fais la cuisine que j’aime. Le bœuf élevé à l’herbe, c’est ce que j’aimerais manger sur mon lit de mort. À Hong Kong, j’utilise de l’excellent bœuf australien. Sur place, les poissons et fruits de mer sont de premier ordre. »

Sublime bo la lot, brochette de bœuf de Galice mariné à la citronnelle et roulé en feuille de bétel. Cette version oblige à reconsidérer tout ce que l’on croyait savoir de ce plat classique.

Plus tard, sur la scène salé d’Omnivore, on lui demandera le principe de son restaurant. « Quand on parle de cuisine vietnamienne, répondra-il, on pense toujours au phở. Phở par-ci, phở par-là, mais il n’y a pas que le phở ! » Un coup d’œil à la carte de sa brasserie — où le Viêt-nam est loin d’être la seule inspiration — révèle son amour des grillades. « Mon idée de la bonne cuisine ? Tout ce qu’on peut griller et rouler dans une feuille de riz ! »

Quelques goinfres en pleine action dans l’auditorium après la démo de Bao La.

À table, on comprend vite ce qu’il entend par « élever les saveurs traditionnelles ». En soi, elles n’en ont pas besoin. Mais quand nous nous régalons dans un bon restaurant vietnamien, les ingrédients n’y sont pratiquement jamais de qualité supérieure. C’est bon quand même : l’art de cette cuisine peut transcender des produits de qualité courante ; mais quand on se sert, comme Bao La, d’un bœuf de Galice maturé et idéalement persillé, d’une échine de porc ibérique, d’une dorade royale de ligne ou d’un thon rouge de qualité sashimi, le goût explose et le plaisir est démultiplié. Soudain, la cuisine vietnamienne, que nous croyions connaître, nous est révélée. Suggestion de sujet pour le bac : par l’excellence des produits, une cuisine exprime sa vérité. Vous avez quatre heures.

Gin, poivre de Tasmanie, orgeat, saké, pavot. Frais et agréable.

L’exercice cocktail est remarquablement mesuré : contrairement à beaucoup de barmen contemporains qui « tombent dans le sucre » et produisent des verres trop doucereux, Amaury et Touré jouent sur l’acidité, la fraîcheur, un peu d’amertume et de salinité, et sur un dosage modeste afin que personne ne termine son repas à l’horizontale. Ce sont des cocktails de goût. Essayez, vous verrez.

Tom yam de langoustine. Cocktail : bourbon, curcuma, liqueur de raisin sec, vermouth rouge Otto d’Athènes et amandes grillées.


Thon rouge mariné, épinard, cresson, tofu, sauce au jaune d’œuf.


Le plat d’herbes, de condiments, de vermicelles de riz et de feuilles de riz qui accompagne les savoureuses grillades.


Pas de doggy bag pour l’échine de porc ibérique grillée à la citronnelle : j’ai tout mangé.


Le dessert. La crème caramel de Bao : lait concentré, caramel, « drip coffee » vietnamien.

La prochaine Petite Cuillère sera consacrée aux deux autres Fucking Dinners auxquels j’ai assisté : Mauricio Zillo et Alberto Landgraf à A Mere ; et Sugio Yamaguchi, Alexandre Philippe et Yohan Lastre à Botanique. Restez connectés.

À la Petite Cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

 

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