Ici, avenue de La Bourdonnais (adresse ouverte au printemps dernier), c’est la même approche, mais étendue, amplifiée, plus précise, quasi militante. En arborant « charcuterie cuisinée » sur l’enseigne, Arnaud Nicolas ne laisse planer aucun doute sur son objectif : lancer une passerelle entre la charcuterie et la cuisine pour restituer à la première ses lettres de noblesse.
Nous avons donc là un restaurant-charcuterie qui sera bientôt, moyennant agrandissement du local (déjà tout sauf exigu), une charcuterie-restaurant. Arnaud rêve de grands étals, d’alignement de pâtés comme de menhirs à Carnac, d’eau à la bouche, de comptoir à saucisses. Mais pour l’heure, il annonce les prochains épisodes : « Bientôt, il y aura le boudin noir ! » (yeux brillants). « Et ensuite, le lièvre à la royale ! » (yeux écarquillés gourmands). « Mais avant… (roulements de tambour) les quenelles de brochet ! » Nous rêvons aussi. Nous sortons de table ; on rêverait à moins : vu la qualité de notre repas, nous imaginons très bien la suite.
Car il y a une saison pour la charcuterie. On l’a un peu oublié, de même qu’on a tendance à oublier la charcuterie tout court, mais Arnaud mettra dorénavant un point d’honneur à nous le rappeler. Le boudin, ce n’est pas n’importe quand. Le foie gras non plus. Le lièvre à la royale est au moins aussi saisonnier que les griottes et les mirabelles. La charcuterie, ce n’est pas inerte, ce n’est pas répétitif : c’est infini pare que c’est un jeu combinatoire entre viandes, feuilletages, légumes, poissons, sauces, aromates et épices, chasse et basse-cour, vivier et verger. Et c’est aussi un chef-d’œuvre en péril, comme d’ailleurs les sauternes avec lesquels elle s’accorde si bien.
« Combien pouvez-vous me citer de grands charcutiers à Paris ? » demande Arnaud. De tête : Vérot, Pou, Divay, Lastre — on n’arrive pas aux cinq doigts de la main. En province, c’est différent : les centres-villes, les villages et les marchés ont encore leurs boutiques-institutions où s’allongent les files d’attente avides de boudins, saucisses, terrines, coulibiacs, pâtés piqués, grillons, plats cuisinés, produits fins et même coquilles de saumon ou salade piémontaise. Mais à Paris et en région parisienne, en dehors des marchés, nous voyons disparaître nos charcuteries (et dans une moindre mesure nos boucheries) une par une, remplacées par agence bancaire, boutique de fringues, comptoir de vapotage ou traiteur à nems.
Oui, mais nous lui faisons observer qu’il y a un revival. Et le championnat du monde du pâté en croûte ? Et le retour en grâce des oreillers de la Belle Aurore ? Ils sentent le pâté ? Arnaud ne se montre pas très impressionné, genre oui, c’est bien tout ça, mais « ils mettent de la gelée partout. » Arnaud n’est pas très « gelée ». On n’en trouve pas dans ses charcuteries. Pour lui, la gelée, c’est un peu de la triche. « Ils ne font pas assez confiance au produit pur. Bon, j’y participerai moi aussi ! Je mettrai de la gelée ! » ajoute-t-il comme pour dire « OK, je jouerai le jeu, mais c’est pas très sérieux, les gars. »
C’est donc une mission pédagogique que s’assigne Arnaud depuis six ans, et la meilleure méthode pour cela est de régaler ses clients. Et d’abord de leur rincer l’œil avec une vitrine en mode joaillerie. Les pâtés vus en coupe arborent une structure en mosaïque : viandes hachées gros, taches laiteuses du foie gras, opaques de la truffe, fruits secs entremêlés, pistaches pour les touches de vert. Si vous n’avez pas déjà faim à ce spectacle, vous êtes un dur à cuire. Et en même temps, vous êtes un peu au musée.
Tranchées et servies sur de longues planches, ces œuvres ne perdent rien de leur beauté, qu’il s’agisse de la terrine de volaille au foie gras (sans porc), signature du chef, ou de la très belle couronne de porc. Ou encore du généreux saumon mariné en gravlax, servi avec une délicate mousse au concombre.
À côté de la charcuterie, la cuisine est très loin de jouer les seconds rôles. Elle est conçue et exécutée avec le même soin, la même générosité, le même sens du goût. À la charcutière, en quelque sorte. À mon premier passage, j’avais choisi ce formidable boudin blanc de homard, fondue de tomate et fenouil braisé, tandis que mon camarade commandait ce quasi de veau doré, tendre, rosé, accompagné d’une abondance de légumes verts très frais — laitues, petits pois, haricots verts, pois gourmands. On se croirait dans une maison de campagne à l’époque où il faut suivre un potager en pleine production. Le plat typiquement français qui dépayse parce qu’on n’a plus l’habitude d’en voir. Et qui rappelle soudain que peu de restaurants, malgré la mode des potagers de chefs et autres végétalismes, donnent au légume une place qui lui fait honneur.
L’autre soir, la tourte feuilletée de volaille au vin jaune et chou vert était splendide : filet de volaille délicatement mariné, enrobé de chou croquant, feuilletage fin et savoureux, et l’extraordinaire arôme du vin jaune traversant le tout. Un très grand plat, un plat de gastro (que les gastros ne nous donnent pas si souvent que ça).
Les desserts n’accusent aucune rupture de ton. Le baba au rhum est (j’assume) le meilleur de Paris. Un baba bouchon de type ducassien, tendre et moelleux, tout seul dans son bol —, une lampée de trois-rivières, une chantilly vanillée de rêve. C’est tout, et c’est immense. Tranché et imbibé à table. Ça ne s’explique pas. Ça se mange. (Vous le trouverez aussi au Boudoir.)
Arnaud Nicolas, charcuterie cuisinée, restaurant et boutique – 46, avenue de La Bourdonnais, Paris VIIe. Tél. : 01 45 55 59 59. Métro : École-Militaire. Le menu change toutes les deux semaines, organisé entre charcuterie cuisinée (entrées), entrées, poissons et plat végétarien, viandes, desserts et fromages. Carte environ 55 €. Ouvert du lundi au samedi de midi à 14 h 30 et de 19 h 30 à 22 heures.
Merci à Ézéchiel Zérah.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud