Gentil, simple, abordable : ainsi va le chef Éric Ripert, new-yorkais d’adoption depuis presque 30 ans, qui a repris les cuisines du mythique Le Bernardin en 1994. Présent à la cérémonie annuelle du 50 Best, qui se tenait cette année à Singapour, c’est au brunch du lendemain que nous l’avons rencontré, au sommet de l’immense Marina Bay Sands (l’hôtel triptyque de la cité-État). De sa vie de chef à New-York, en passant par sa collaboration avec Maguy Le Coze (à qui l’on doit la création du Bernardin avec son frère Gilbert), son amitié avec Anthony Bourdain, ou encore son engagement associatif auprès de City Harvest, Éric Ripert s’est raconté pour Food&Sens. Un échange riche, sans fards, à retrouver ci-dessous.
F&S : Le 25 juin, vous avez créé le « Bourdain Day », une initiative que José Andres et vous avez lancée en l’honneur d’Anthony Bourdain, votre ami défunt. Racontez-nous la création de cette célébration très spéciale ?
Éric Ripert : Nous ne voulions pas que les médias se concentrent sur la mort d’Anthony, mais plutôt sur tout ce qu’il a apporté au monde culinaire. Donc on a lancé cet événement, avec la volonté qu’il soit gratuit, facile à célébrer partout dans le monde, avec n’importe quelle boisson, et qu’il soit ouvert à tous. C’était son anniversaire le 25 juin, donc on a posté une vidéo sur Instagram, pour inviter qui le souhaitait à célébrer Anthony via les réseaux sociaux. L’information a tout de suite été reprise par les médias, dont CNN , et a été mentionnée lors de la cérémonie du 50 Best (ce qui m’a beaucoup touché). On fêtera le Bourdain Day chaque année ; Anthony a été très important dans le monde, il a touché beaucoup de gens avec son émission de télévision Parts Unknown. C’était quelqu’un qui défendait les faibles, et à ce titre nous voulions une célébration totalement gratuite, à laquelle tout le monde puisse participer.
F&S : Depuis le début de cette interview, déjà trois personnes sont venues vous demander de faire un selfie avec vous. Comment gérez-vous la célébrité ?
E.R. : Très bien. Bien sûr, je l’apprécie, mais je n’y pense pas dans ma vie de tous les jours. D’autant que mon but, c’est d’être un bon chef, et de créer une expérience pour le client. Et puis, la célébrité est quelque chose de non-permanent ; je suis très détaché par rapport à ça. Ce qui m’importe en tant que bouddhiste, c’est d’être un meilleur individu dans la vie.
F&S : Combien de photos vous demande-t-on par jour, en moyenne ?
E.R. : Au moins 27 par jour… Les gens sont toujours polis, gentils. Je leur dis oui pour être respectueux, mais je ne partage jamais ma vie privée, en revanche.
F&S : Dernièrement, un hélicoptère s’est malheureusement écrasé à Manhattan, sur le toit de l’immeuble au pied duquel se trouve Le Bernardin. On ne peut qu’imaginer le choc qu’un tel drame a dû avoir sur vous, vos équipes et les personnes présentes sur place…
A.B. : Le pilote de l’hélicoptère, hélas décédé, a été très professionnel ; il a tout fait pour ne blesser personne en se posant, larguant son bidon d’essence avant d’atterrir. Quant à nous, nous avons été évacués, dans le calme et l’organisation. Les pompiers ont été formidables. Puis nous avons fermé le restaurant pendant trois jours.
F&S : Vous étiez présent à la cérémonie du 50 Best ; cette année encore, Le Bernardin figure dans son classement des cinquante meilleurs restaurants du monde, bien qu’il ait été rétrogradé par rapport au classement de l’année dernière (passant de la vingt-sixième place en 2018 à la trente-sixième place cette année). Un commentaire sur ce changement de place ?
A.B. : L’essentiel, c’est d’être dans le 50 Best. Quand on pense aux milliers de restaurants excellents qui n’y figurent pas, on est content d’y être, quelle que soit la place qu’on décroche au sein du classement. Et puis, ça fait déjà 12 ans que nous y sommes. C’est une belle présence.
F&S : Vous êtes bien placé pour observer les retombées que ce classement peut avoir sur le succès d’un restaurant ; quelle est votre analyse sur ce sujet ?
A.B. : Comme ce classement est mondial, l’exposition est très forte. Et beaucoup de médias font le déplacement pour assister à la cérémonie annuelle, qui en parlent à leur tour. Cela nous amène une clientèle de millenials internationaux. Ces derniers dépensent beaucoup, veulent vivre des expériences, voyager, voir et sortir. À ce titre, le 50 Best leur parle, d’autant que son show annuel est attractif, à l’américaine. Ceci dit, le Michelin est très important, et La Liste rencontre un grand succès en Asie. Tout cela se complète bien.
F&S : On sait qu’à New-York, la critique culinaire du journal The New York Times est très considérée ; vous-même, qu’en pensez-vous ?
A.B. : Ils ont d’excellents journalistes. De plus, le New York Times est probablement le seul journal au monde qui dépense des milliers de dollars pour envoyer ses journalistes tester des tables ; les additions sont totalement prises en charge par le journal. Cela leur donne une grande liberté de ton. Bien sûr, les chefs ne sont pas toujours contents de la critique du NYT, car son avis n’est pas toujours favorable ; mais tous les chefs respectent cette critique. Autre guide très suivi à New-York, le Michelin ; et depuis quelques années, nous avons aussi La Liste. Je trouve que c’est intéressant d’avoir cette dernière également, car le système de La Liste repose sur un algorithme compilant les articles, les avis en ligne et les résultats de centaines de guides. Avec tout cela, on est particulièrement gâté à New-York du point de vue de la critique culinaire.
F&S : Le Bernardin a trois étoiles Michelin, une place dans le 50 Best 2019, et 4 étoiles au New York Times (ce qui correspond à leur plus haut classement) ; pour autant, pensez-vous que le restaurant rencontrerait le même succès s’il avait été installé en France ?
A.B. : C’est vraiment difficile à dire… En termes de proportions, Le Bernardin est un très grand restaurant, et je ne suis pas sûr que cela plairait en France. Et puis, Le Bernardin est certes un restaurant français, mais c’est surtout un restaurant new-yorkais français. Si le service comme la technique culinaire sont très inspirés de la France, les plats, eux, sont assez voyageurs, à l’image de New-York. Au fond, je ne pense pas que Le Bernardin soit un restaurant adapté à Paris ; il a été fait et conçu pour New-York.
F&S : Historiquement, Le Bernardin a été créé en 1972 à Paris, par Maguy et Gilbert Le Coze. Ils l’ont ensuite fermé, pour l’ouvrir sous le même nom à New-York, en 1986. Vous êtes devenu le chef en 1994, après la mort de Gilbert. Désormais, Maguy et vous êtes co-partenaires du lieu. Parlez-nous de cette femme dont le rôle a été si important dans l’histoire du Bernardin.
A.B. : Maguy et moi sommes de vrais associés, c’est 50-50 chacun. Nous avons les mêmes responsabilités ; à ce titre, et bien que je sois chef, je regarde tout, y compris la comptabilité par exemple. Je suis chef, mais aussi chef d’entreprise, donc. Quant à Maguy, elle n’a pas été suffisamment reconnue… Pourtant, elle a été la femme française à la tête de la plus belle réussite à New-York. Quand elle et son frère ont ouvert Le Bernardin à Manhattan, le New York Times a écrit : « a new star is born » en parlant du restaurant. Cette femme, c’est une légende.
F&S : Au vu du succès du Bernardin, on aurait pu penser que vous vous seriez développé ailleurs. Ça ne s’est pas fait, pourquoi ?
A.B. : Ça ne m’intéresse pas… J’ai un autre restaurant, au Ritz-Carlton Grand Cayman sur les îles Caïmans, pour qui je fais du consulting. Mais ma vie est à New-York.
F&S : Puisqu’on parle de New-York ; il y a une belle communauté de chefs français là-bas, n’est-ce pas ?
A.B. : Tout-à-fait. Il y a Daniel (Boulud), Jean-Georges (Vongerichten), Laurent Tourondel, Alain Ducasse, Ariane Daguin bien sûr… Nous sommes une grosse communauté, très solidaire.
F&S : Vous êtes par ailleurs le vice-président de l’association City Harvest. Racontez-nous.
A.B. : J’y ai commencé en tant que bénévole, en 1993 (soit trois ans après mon arrivée à New-York, en 1990). Cette association rassemble la nourriture excédentaire de restaurants, fermes et supermarchés, et la redistribue aux personnes défavorisées de New-York. Pour financer le tout, on organise des galas (deux par an), auxquels sont invitées des célébrités ; nous recevons des dons, et sommes aidés par des fonds privés. Pour vous donner un ordre d’idée, un repas coûte 25 cents ; et on en distribue dans 600 refuges. Cette année, on a ainsi distribué 64 millions de repas dans New-York. Pour y parvenir, il nous faut récolter 33 millions de dollars par an… Quant à l’association, elle fonctionne comme une vraie entreprise, regroupant employés et volontaires. On a aussi mis en place des programmes de nutrition, pour que les gens apprennent à mieux s’alimenter ; on organise également un marché mobile dans un quartier défavorisé, où les volontaires montrent aux gens comment confectionner des recettes basiques du quotidien. En ce qui me concerne, cet engagement associatif est essentiel à mes yeux ; je ne peux pas avoir mon succès, et savoir qu’à dix blocks de là, il y a des gens qui meurent de faim et des enfants qui vont à l’école le ventre vide…