Table Ronde : Cuisine marocaine, le temps du sursaut collectif

signature-food-and-senssignature-food-and-sens Dans les coulisses du Ve chapitre des Disciples Escoffier Maroc, une table ronde s’est tenue comme un acte de lucidité autant que de projection : comment faire rayonner durablement la cuisine marocaine dans le monde ? À première vue, une ambition aussi noble que familière. Mais à y regarder de plus près, ce n’est pas d’un plan de communication qu’il s’agissait, mais d’un nécessaire aggiornamento. Car, à force d’être fière de son patrimoine, n’en vient-on pas à oublier de penser à l’avenir ? 

Réunis autour de Guillaume Erblang, journaliste gastronomique pour Food&Sens, les intervenants — de Guillaume Gomez à Hamid Bentaher, en passant par Noëlle BouayadÉric Briffard ou Fouzia Eddassouki — ont fait tomber les masques et posé les jalons d’un débat essentiel : comment conjuguer transmission, stratégie d’image, structuration entrepreneuriale et reconnaissance internationale ? Autrement dit : comment passer d’un mythe domestique à une puissance culinaire mondiale ?

Une cuisine adorée, mais invisible

Le paradoxe est cruel. « La cuisine marocaine est élue meilleure du monde par le public, mais absente des classements professionnels », souligne Hamid Bentaher. En effet, si le couscous est roi dans les cœurs, il est absent des radars gastronomiques internationaux ! Pourquoi ? Parce que cette dernière manque de traduction, de codification, de figures référentes.

La cuisine marocaine reste perçue comme « une cuisine de maman, de maison, d’affect », pour reprendre les mots de Guillaume Erblang. Le problème, ce n’est pas son authenticité, c’est l’incapacité à la transformer en narration globale, à en faire un produit culturel exportable, reconnu et identifié.

« On ne réussira pas à faire aimer la cuisine marocaine au monde tant que les Marocains eux-mêmes continuent de dire : ‘le meilleur restaurant, c’est chez moi' », martèle Bentaher. Autrement dit, sans reconnaissance mutuelle, il ne peut y avoir de rayonnement. La première révolution est donc intérieure.

Diplomatie culinaire : l’heure des actes

Guillaume Gomez, rappelle la puissance stratégique de la gastronomie comme vecteur diplomatique : « La France a su bâtir un réseau de chefs ambassadeurs, formés, visibles, porteurs d’un récit commun ». Le Maroc, quant à lui, dispose d’un patrimoine culinaire exceptionnel mais reste encore trop discret sur la scène internationale. « Il faudrait que le Maroc construise son propre réseau, sa propre stratégie de rayonnement, sans copier mais en s’inspirant de ce qui fonctionne ailleurs », a-t-il souligné. Pour cela, des figures d’incarnation, une structuration ambitieuse et un récit fédérateur sont essentiels.

Noëlle Bouayad propose une lecture opérationnelle : « Il faut des chefs marocains capables de faire la jonction entre tradition et innovation. Des passeurs, des bâtisseurs. » Mais encore faut-il les former, les soutenir, leur donner une plateforme. Éric Briffard, insiste sur l’urgence de structurer l’offre de formation : « Il faut enseigner la cuisine marocaine comme une langue vivante. »

Et Fouzia Eddassouki, cheffe entrepreneure à Paris, d’ajouter : « Les clients attendent une expérience, pas une carte figée. Si la cuisine marocaine ne s’autorise pas à évoluer, elle s’éteindra à force d’être figée dans le folklore ! »

Codifier sans trahir : un défi civilisationnel

Comment moderniser sans trahir ? La question revient à plusieurs reprises. Pour Hamid Bentaher, le modèle japonais est éclairant : « Il faut apprendre à raconter la cuisine marocaine ». Cela passe par une codification rigoureuse, mais aussi par une narration forte, audible, désirable. Cela implique des fiches techniques, une stratégie de marque, une alliance avec les producteurs. « On ne réussira que si on crée une Tboreda collective : chefs, écoles, producteurs, investisseurs. »C’est une vision systémique, un projet de société.

En d’autres termes, la codification ne doit pas être vue comme une réduction, mais comme un outil de protection. Elle permet à la cuisine marocaine d’être transmise, enseignée, promue, sans perdre son âme. Il ne s’agit pas de normaliser le goût, mais de lui donner des repères, des clefs d’entrée pour mieux comprendre sa richesse. Ce défi est d’abord civilisationnel : transmettre sans trahir, valoriser sans folkloriser, ouvrir sans se dissoudre.

Ce débat sur la codification ne saurait cependant éluder un fait fondamental rappelé avec justesse par Hamid Bentaher : « La meilleure cuisine marocaine, c’est encore à la maison qu’on la mange. » Ce constat, loin d’être une fatalité, incarne un levier. Il révèle la profondeur vivante du patrimoine culinaire marocain, enraciné dans les gestes du quotidien, les recettes transmises sans écrits, les secrets de grand-mère chuchotés à la volée. Mais il interroge aussi : pourquoi ce qui est si bon chez soi peine-t-il à franchir la porte des grands restaurants ? Il faudra apprendre à sortir ce trésor du cercle domestique, à en faire un objet de fierté publique.

Enfin, Lahcen Hafid a soulevé un point crucial : le financement des projets à l’international. Si les chefs marocains doivent porter une ambition globale, encore faut-il leur donner les moyens. « La gastronomie Marocaine et les projets gastronomiques dans le monde doivent être soutenus. Il faut aider à trouver des investisseurs pour venir contribuer à son développement, comme cela existe dans d’autres pays ! » Sans levier économique, même les meilleures idées resteront lettre morte.

Cette table ronde a permis un diagnostic sans artifices : la cuisine marocaine est aimée mais inorganisée, puissante mais solitaire, admirée mais mal racontée. Si elle veut peser dans le concert des grandes cuisines du monde, elle doit se doter d’une structure, d’une grammaire, d’une stratégie !

« On peut aller plus vite seul, mais on va plus loin ensemble », a rappelé l’un des participants, dans une formule empruntée aux Disciples d’Escoffier. Ce jour-là, à Casablanca, la cuisine marocaine a commencé à se réconcilier avec sa propre ambition. Le plus dur reste à faire : tenir le cap, créer l’alliance, et incarner la vision.

Car le temps des slogans est passé. L’heure est venue de bâtir.

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