PAULO – Discours prononcé lors du Dîner des Grands Chefs en hommage à Paul Bocuse par le chef Michel Guérard

 Ce fut l’un des plus beaux moments du Dîner des Grands Chefs qui se déroula mardi soir 29 janvier à L’Abbaye de Collonges-Au-Mont-D’Or en hommage au chef Paul Bocuse. Devant une assemblée de plus de 600 personnes attablées ( dont pas loin de 300 des plus grands chefs du monde ), le chef Michel Guérard évoqua de ses bons mots la mémoire de Paul Bocuse, leur rencontre, le parcours du chef, et les anecdotes qui ont émaillé les nombreux moments qu’ils ont pu partager.

Un long et beau texte qu’a bien voulu nous confier le chef Michel Guérard. Le chef d‘Eugénie-les-Bains, a su capter l’attention de l’ensemble des invités qui buvaient ses paroles telles un grand vin avec respect, gourmandise et admiration.

Ce discours fut chargé d’émotion, d’amitié, d’affection, d’étoiles et surtout de malice, Michel Guérard avait l’oeil qui pétillait lorsqu’il a évoqué ses souvenirs avec Paulo des Bords de Saône. Une solide et belle histoire d’amitié entre deux hommes qui ne furent pas seulement des grands chefs, mais de grands hommes qui ont grandi ensemble dans la France d’après- guerre.

Ils avaient de l’audace, de l’humour, de l’appétit, du talent, ils aimaient la vie, ils ont travaillé dur et on su profiter de l’ascenseur social pour atteindre les étoiles, … nouvelle vague, nouvelle cuisine tout était permis à cette époque là et c’est dans ces jours heureux qu’est née cette vraie amitié… souvenir …

Merci chef Michel Guérard de nous avoir régalé.

La Photo d’avant dîner

PAULO – Discours prononcé lors du Dîner des Grands Chefs par Michel Guérard

Bocuse d’Or – Sirha 2019

À L’Abbaye de Collonges – Le 29 janvier 2019

Il est de ces images indélébiles, liées à des moments de belle amitié, des moments de grâce qui se dégustent comme cela, du bout des yeux et que rien ne peut faire oublier, pas même le grand départ, Dieu soit loué !

C’est ainsi qu’un jour d’automne 1961, dans les strass et les paillettes du plus grand cabaret du monde d’alors, « Le Lido », je fis la connaissance de Paul, Monsieur Paul, Paulo des bords de Saône, venu ce soir-là fêter son titre de « Meilleur Ouvrier de France », accompagné de quelques amis, dont sa fille Françoise, Jean Troisgros et la tante Nano.

Il fit un détour par la cuisine, intrigué qu’il était, il me le confia plus tard, par la double fonction que j’y occupais alors de Chef Pâtissier ainsi que de Cuisinier.

Cette seconde activité m’amenant quelquefois, à la requête de son propriétaire, Joseph Clérico, à réaliser, en son Château de Villepreux, près de Paris, des repas qu’il voulait quelque peu déjantés, presque surréalistes, pour des invités du monde du spectacle, bobos blasés de tout et de rien, en quête permanente de nouvelles émotions.

Un exercice auquel j’aimais bien me frotter. Et Paul s’amusa des récits que je lui en fis plus tard.

Il nous fallut attendre quelques années de plus avant de nous retrouver dans mon rade banlieusard d’Asnières « Le Pot au Feu » qui sortait tout juste de l’anonymat.

Il était accompagné, ce jour-là, de Pierre Troisgros, Mado Point, la femme de Fernand, Jean Ducloux, son complice en orgue de Barbarie et autres attractions foraines et quelques autres copains comme cochons, tous venus là pour goûter cette salade que j’appelais « gourmande » et pour laquelle, crime de lèse-majesté à l’époque, j’avais osé faire convoler en justes noces vinaigre et foie gras !

Entretemps, toute la France des Chefs, jeunes et vieux confondus, suivait, avec curiosité, l’incroyable ascension de cet enfant, du peuple, de ce surprenant cuisinier au charisme bluffant qui venait de rafler 3 étoiles en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, une sorte de prodige naturel de la médiatisation, remplissant, à lui seul, le rôle de toute une officine d’experts en relations publiques et qui allait mettre en branle une révolution sociale et culturelle laquelle bouleverserait les codes établis de la cuisine d’alors, redonnant aux cuisiniers, confinés près de leur seau de charbon, l’envie de s’en extraire, l’envie d’écrire une nouvelle page de leur histoire.

L’idée nouvelle que se faisait alors Paul de notre métier n’est pas sans rappeler celle de Voltaire en son siècle, lui-même gastronome à ses heures et provocateur à plein temps et « qui s’étonnait déjà du rôle subalterne laissé au métier de cuisinier » déclarant que « le bon goût, en fait de cuisine, se définissait selon des critères analogues à ceux qui définissent le bon goût artistique et littéraire ».

Ainsi notre cuisinier hors normes, au charisme débordant, véritable « trésor vivant » selon la recette japonaise, en même temps que prodige en mystifications énormes et autres tonitruantes blagues de potache, avait compris, comme Voltaire, que le temps était venu d’introduire l’impertinence dans nos casseroles, une impertinence malicieuse, celle qui invite à l’audace en même temps qu’elle exacerbe l’imagination, cet accélérateur de particules qui laisse l’insignifiant et l’ordinaire au vestiaire.

A propos d’audace, j’aimais la définition qu’en donnait Paul en fait de cuisine « l’élégance dans l’audace, disait-il, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin ».

Toute la nouvelle génération de cuisiniers et cuisinières d’aujourd’hui de France, de Navarre et du monde entier, tous les candidats à « Top Chef » et autres opéras rabelaisiens du petit écran, ne sauront jamais tout ce qu’ils doivent à l’auteur de cette aimable révolution de palais, à ce grand évangéliste de la cuisine française à travers le monde, à ce gourmand curieux de toutes les cuisines d’ailleurs, à ce Robin des Bois qui nous entraîna, à quelques-uns, dans cette joyeuse saga des « copains d’abord » qui avait, pour crédo, le culte de l’amitié et la reconnaissance de l’autre.   

J’étais heureux de faire partie de ceux-là !

Une révolution courtoise qui prit soin de ne jamais renier ni chercher querelle à notre grande cuisine classique fondamentale, sachant combien nous lui étions tous redevables de notre savoir.

Dans ce mouvement appelé «  la Nouvelle Cuisine Française » et qu’il accompagna avec le talent de marketeur qu’on lui connait, Paul fit paradoxalement le choix d’être et de rester l’irréductible conservateur en chef des grandes traditions françaises, celles qui parlent de terroir, de gestes étayés de valeurs morales, d’héritage et de transmission.

Le Chasseur, le pêcheur, l’homme de la campagne qu’il était resté, m’avait, à ce propos, confié un jour combien la cuisine lui paraissait belle quand elle tutoie le naturel, une cuisine libre d’emphase inutile, faite d’aisance, de fraîcheur, de spontanéité… une cuisine brute de bonté.

Des propos que je partageais, comme nous partagions implicitement d’autres sujets, tel l’humour, et il n’en manquait pas, de même que cette ardeur qui nous habitait, une ardeur quasi juvénile à cultiver nos rêves et que nous considérions secrètement comme un élément essentiel de notre vie.

Une vie sans rêve, c’est un peu comme une forêt sans oiseaux, comme une Ferrari avec un moteur de tondeuse à gazon, non ?
Ces rêves qui nous permettent parfois de nous offrir un jour les jouets auxquels on a toujours rêvé.

Nous étions, à cette époque, quelques-uns à nous amuser quand, dans l’anonymat, il revêtait l’habit de goûteur pour lequel il excellait, capable de disséquer, au premier coup de fourchette, les méandres secrets d’un plat chef d’œuvre comme de débusquer cet autre, dissimulant effrontément sous son langage de précieuse ridicule, l’imposture de son talent.

Pourtant, jamais dans ces moments-là, ce sage, à la paisible et imperturbable lucidité, ne se départit une seule fois de sa mansuétude, une seconde nature faite de pudeur chez ce prince de l’autodérision assumée, chez ce personnage de roman, à mi-chemin entre l’Empereur Auguste, Ragueneau et le Dalaï- Lama.

Ce titre d’Empereur des gueules dont on l’avait paré l’amusait, lui qui pratiquait l’autodérision en permanence, le même qui se vantait, en bombant le torse de n’avoir guère usé ses fonds de culotte sur les bancs de la communale, conscient qu’il était d’appartenir à cette caste d’exception que sont les grands autodidactes de l’histoire, de la trempe des Paul Ricard, des Sylvain Floirat, des Antoine Riboud, des Albert Frère et autres François Pinault, ah j’oubliais, même un Premier Ministre, cheminot de base à la SNCF : Pierre Bégérovoy, tous dotés de cette grâce indicible en même temps que de cette arme des plus subtiles : l’intuition, cet exceptionnel don du ciel dont Spinoza prétendait qu’elle était la forme la plus élevée de l’intelligence.

C’est vraisemblablement celle-ci qui lui dicta que le moment était venu pour lui de s’affirmer à l’international afin d’y conforter, dans sa mission d’ambassadeur manifeste et naturel, le rôle et le poids économique de la grande cuisine française dans le concert du tourisme mondial, le moment aussi, et ce n’était là que justice, de commencer à édifier son propre empire fait de choix toujours judicieux, intuitivement réalistes avant l’heure.

Pendant tout ce temps, notre messie, se fondant dans les volutes de son destin, ne cessa de s’affairer à redonner ses lettres de noblesse à notre métier, la cuisine, convergence de générosité et de sacrifices, une discipline qui consacre le travail de la main, cette main égale et rivale de sa pensée. « L’une n’est rien sans l’autre » disait Paul Valéry.

Il fit aussi la preuve, une nouvelle fois, qu’un cuisinier de talent pouvait prétendre à une carrière internationale aussi flamboyante que celle d’un peintre de renom, d’un pianiste, d’un sculpteur, d’un chirurgien …. que des manuels eux aussi !

Dieu que tout cela est réjouissant !

Ah tiens, à propos de Dieu, j’ai lu quelque part sur Instagram que l’on t’avait doté, là-haut, d’un titre des plus inspirant, une sorte de conseiller du soir façon Elysée «  l’homme qui murmurait à l’oreille du Seigneur ». C’est ainsi que tu l’aurais convaincu de te confier la fameuse « Cuisine des Anges » un peu en déconfiture ces derniers temps et à laquelle, d’ailleurs, en moins de temps qu’il n’en faut, tu as su redonner lustre, gloire et beauté.

Je suppose, une fois encore, que tes aptitudes de grand rassembleur t’auront permis de convaincre tous nos glorieux Maréchaux d’Empire de la pomme soufflée à te suivre dans cet ultime défi :

De Taillevent à Robuchon, notre Joël, en passant par Pierre de Lune, Marin, Menon, Carême, Escoffier, Nignon, plus près de nous, Fernand Point, ton maître, et tous nos amis, Troisgros (Jean), Chapel, Oliver, Bise, Pic, Delaveyne, Barrier, Lenôtre, Haeberlin, Vergé, Senderens et j’en oublie, la plus exceptionnelle brigade de cuisine jamais réunie sur la terre comme au ciel !
Tous ravis et fébriles à la fois de confronter à nouveau leur talent dans une ambiance de kermesse digne des Noces de Cana.

Surpris, il le fut davantage encore, Notre Seigneur, permets-moi de te le dire, par la toute dernière proposition, pour le moins décoiffante, que tu viens de lui faire, celle de lancer, tenez-vous bien, le prochain Bocuse d’Or dans le cosmos, tout simplement : « The Galaxy Bocuse d’Or ».
Une sorte de nouvelle odyssée de l’espace façon Bocuse, à laquelle d’ailleurs, le Seigneur a donné sa bénédiction avec un enthousiasme sans réserve.

C’est dingue, non ?

Il se dit que Mars et Saturne se disputent déjà le privilège d’accueillir l’évènement en 2021.

Chapeau l’Artiste ! Tu seras encore parvenu à nous épater, en nous laissant une fois de plus baba d’admiration. 
Allez, ciao Paulo, à bientôt de te retrouver dans ton nouveau jardin aux délices, je salive déjà à l’idée de ces joyeuses retrouvailles qui nous attendent, de tous ces sacrés bons souvenirs en technicolor qui nous unissent à jamais, et nous exhortent, à nouveau, à rire tous ensemble comme nous l’avons tant de fois fait sur cette bonne vieille terre, ronde comme ces petits choux à la crème dont tu raffolais tant !

Michel Guérard

Photo copyright – Sirha – F&S – B.Thomasson

Voir les commentaires (3)

  • Mr Michel Guérard
    votre discours digne d'une étoile Michelin : je le qualifierais de fourré Eugénie! l'accompagnement est parfait : l'émulsion a faire pâlir la meilleure mayonnaise, la bavaroise la plus ferme, la hollandaise et la béarnaise les plus ressemblantes et pourtant si différentes!
    L'assaisonnement très subtil d'hommage aux plus grands, souvenirs communs avec le plus molosse et généreux des chefs, allusion à son audace
    timide, son courage frileux, qui ont fait de son talent un monument.
    bref : Impératrice Eugénie en tenue de soirée.

    respectueusement et meilleurs souvenirs

  • Merci Michel pour ce beau geste d’amitié et de professionnel.
    Tu es mon mentor et cela est en partie pourquoi! Il n’y a personne qui t’arrive au genou. Tu es un grand des plus grands

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