L’association-club Tablées Cachées (dont je vous ai déjà parlé ici dernièrement) organisait ce soir-là un dîner encore plus caché que d’habitude. Un dîner secret, même. Ultra-secret. Dès que j’ai reçu la newsletter qui annonçait la chose à mots couverts, j’ai tout de suite flairé le truc à ne louper sous aucun prétexte. Et je n’ai pas été déçue : c’était mille fois mieux que sauter dans un Airbus pour aller bouffer des aiguilles de pin et des fourmis sur du yaourt et le raconter ensuite à la terre entière (non, je ne pense à personne en particulier).
J’aime autant vous prévenir : si vous ne supportez pas la crudité, l’orgiaque, voire l’obscénité, ne lisez pas cette chronique. Ces images ne seront probablement pas du goût de tous. Pour moi, c’est du patrimoine et le témoignage d’une culture ancienne et admirable, c’est pourquoi je considère comme un grand honneur cette visite qui m’a été offerte. Cette incursion dans un monde interdit m’a profondément émue, me révélant un aspect passionnant, insolite et chaleureux de la société humaine. Donc passez votre chemin si poumons (c’est ainsi, dans le vocabulaire de la salle de garde, qu’on appelle les seins), fesses, voire pire encore, vous indisposent l’œil. Ceci pourrait bien être le seul article classé X sur Food & Sens.
Comme d’habitude, le lieu du rendez-vous n’est dévoilé que la veille du dîner. Nous nous retrouvons, vingt-trois en tout, devant l’entrée de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Côme, interne en néphrologie, nous guide vers notre lieu d’agapes. Qui n’est autre que la salle de garde de l’hôpital, vous l’aurez compris maintenant.
L’ensemble de la Pitié-Salpêtrière, comme son nom l’indique, réunit deux hôpitaux. La Pitié, le plus récent, se situe sur le flanc de la butte qui culmine entre place d’Italie et Butte-aux-Cailles, tandis que le plus ancien, la Salpêtrière, s’étend entre La Pitié et la Seine. L’ensemble constitue une véritable ville dans la ville et se trouve être le plus grand centre hospitalier d’Europe. Les deux établissements sont placés à deux niveaux différents, et quand on entre par la Pitié — comme nous l’avons fait — il faut descendre une rampe pour atteindre le territoire de la Salpêtrière.
L’endroit est magnifique, constitué de cours et de jardins séparés par des corps de bâtiment parfois vieux de trois cents ans. L’architecture remonte au début du XVIIIe siècle. La chapelle, que l’on voit d’assez loin, domine les bâtiments de sa belle coupole hexagonale.
Je ne vous révélerai pas l’entrée de la salle de garde de la Salpêtrière. Maintenant, je sais où elle est et je ne l’oublierai plus, mais je ne le dirai pas. C’est une petite porte insignifiante que personne ne remarque. On passe et on repasse devant — comme moi par exemple, pas plus tard qu’il y a dix jours, pour foncer aux urgences stomatologiques, et deux jours plus tard pour me faire arracher deux dents… — sans s’imaginer que ça existe. Je vous montrerai plutôt une autre espèce de porte, l’origine du monde, qui est partout représentée en ce lieu.
Une salle de garde est une sorte de réfectoire équipé d’une cuisine et destiné aux internes et aux médecins seniors, mais c’est beaucoup plus que ça : c’est un lieu de vie, de rencontre et de solidarité. Il n’y en a pas dans tous les hôpitaux et le phénomène est particulier à l’Île-de-France. C’est avant tout dans les hôpitaux parisiens que cette tradition s’est formée, au début du XVIIIe siècle. Elle est régie par deux principes : liberté totale et respect d’un code de conduite extrêmement strict.
Ce que l’on remarque avant tout, dans une salle de garde, ce sont les peintures murales. Il serait difficile de les éviter, il y en a sur tous les murs. Chaque visage est nominatif : le personnel médical habitué des lieux est représenté minutieusement d’après photo, après quoi le peintre se lâche pour représenter les corps, habillés ou non, dans toutes les poses et actions salaces imaginables, et parfois en amas orgiaque à la composition complexe.
À la Salpêtrière, il y a deux salles de garde communicantes : une pour les médecins, une pour les pharmaciens. Ci-dessus, cette fresque de la salle de garde de pharmacie démontre bien que représentation paillarde et raffinement graphique ne sont pas incompatibles.
On peut au moins être rassuré sur un point : nous avons affaire à des médecins, donc toute représentation sera anatomiquement correcte.
On remarquera aussi la présence d’un memento mori sous la forme de ce masque en plastique (juste à côté d’une autre origine du monde). La vision de tout cela secoue, interpelle, creuse la conscience. Il n’est que trop clair que toute cette pornographie transmet un message qui la transcende : exutoire, dit-on souvent ; défouloir pour le psychisme des jeunes internes qui commencent à se confronter à la réalité du travail hospitalier, aux nuits sans sommeil, aux urgences, aux tensions, au sang, à la souffrance et à la mort. Chaque grivoiserie est comme une claque qui nous ramène à cette réalité. Il est impossible de la prendre uniquement au premier degré.
Il ne faudrait pas oublier que nous sommes venus pour manger. Pour cette soirée, Tablées Cachées a choisi un jeune chef prestataire, Benjamin Schmitt, qui est passé par quelques belles maisons, dont le Meurice époque Alléno, Gagnaire et le Quai d’Orsay. Je vous conseille de retenir son nom, car un jour ce jeune homme ouvrira son restaurant et je vous garantis qu’il n’est pas manchot.
J’ai aussi beaucoup apprécié la façon dont il a respecté le thème de la soirée. Même si, avec ces petits paquets de laitue et de légumes qu’il nous a préparés pour accompagner le champagne de l’apéritif, il est encore trop tôt pour le constater.
Détail important que je n’avais pas remarqué au début. Je suis sûre que vous non plus, petits coquins : sur l’image de l’origine du monde, plus haut, vous étiez tellement absorbés par le spectacle que vous n’avez pas vu que le col de la bouteille était cassé (retournez-y voir). Plus exactement sabré. C’est parce que le tire-bouchon et la cuillère sont deux ustensiles interdits en salle de garde. Le premier rappelle le tournevis orthopédique et la seconde certains instruments chirurgicaux. Par conséquent, on ne débouche jamais une bouteille : on la sabre. Avec un simple couteau de table. C’est plus facile que ça en a l’air, mais je ne m’attarderai pas sur la technique, qui ne vous intéresse pas de toute façon puisque vous n’avez pas le droit d’entrer en salle de garde.
D’ailleurs, en salle de garde, on n’aime pas beaucoup les couverts, les ustensiles, tout ce qu’on met sur la table. Un authentique repas de salle de garde (par exemple un grand dîner spécial, qu’on appelle un tonus) doit être pris avec les mains, sans couteau, sans fourchette, sans assiette, sans rien.
Les internes nous laissent tout de même utiliser fourchettes, couteaux et cuillères. Benjamin nous sert en entrée un chinchard mariné, radis, vert de céleri, sauce ponzu et cœurs de canard. Ces derniers sont là pour la petite touche gore de rigueur ce soir. C’est frais, croquant et délicieux. Certains convives — qui ne sont pas médecins — laissent les cœurs de canard à leur voisin.
Le dîner se poursuit dans une excellente humeur. Nous sommes tous avides de savoir carabin. Côme et Loïc, ce dernier interne en radiothérapie, nous prodiguent, tout au long du repas, de précieuses informations ; nous avons même droit à un tour de roue et à une chanson cochonne très marrante. Oui, d’ailleurs, c’est quoi cette roue au-dessus de nos têtes ? C’est un incontournable de la salle de garde. On la fait tourner quand un membre de la confrérie commet un impair. La zone sur laquelle elle s’arrête représente le gage dont il doit s’acquitter. Je vous laisse en découvrir quelques-uns.
D’autres roues, rangées çà et là dans la salle, promettent des sanctions différentes. On sent l’intention de varier les plaisirs.
Filet de volaille fermière sauce suprême, caviar d’aubergine et courgette, condiment mûre. Le cuisinier a donné au blanc de volaille une forme suggestive que l’on retrouve un peu partout sur les murs de la salle. « Vous avez remarqué que le chef s’est coupé », commente Benjamin.
Juste avant le service du dessert, chacun de nous reçoit une seringue. Elle servira à puiser dans un bol de coulis de fraise pour en arroser notre dessert de pêche pochée à la verveine, crumble petit Lu, gelée de champagne. C’est Luca, interne en cancérologie, qui se charge d’ensanglanter mon assiette.
Merci à Tablées Cachées ; à Côme, Loïc, Luca et tous les internes qui ont eu la gentillesse de nous admettre dans leur foyer secret.
Si vous voulez en savoir plus sur les salles de garde, voici le site du Plaisir des dieux, association des salles de garde de la région parisienne, dont Côme est le président.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
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J aime ce principe
J adore !!!!!!!
Un grand plaisir.
Quelle expérience ! J'adore.