Comme chaque année, la présentation en primeur du Premier Cru supérieur de Sauternes a lieu au Grand Théâtre de Bordeaux, architecture sublime qui lui va si bien.
Cette année, on a misé sur le désespoir-du-peintre, petite fleur blanche qui forme des amas mousseux en bouquet. Jusque sur le front des hôtesses.
Et comme toujours depuis plusieurs millésimes, les amuse-bouche ont été conçus par Yannick Alléno, qui a joué sur la concentration et la densité de ce 2017 en accentuant les saveurs acidulées, et parfois salées, comme en témoigne la réalisation à mon avis la plus réussie : caviar de brochet (« On ne jette plus rien », observe le chef) surmonté d’une lamelle de céleri-rave rôti entier en croûte et accompagné d’une pincée d’épeautre grillé concassé pour offrir un contrepoint croquant céréalier au croquant liquide, très salin, des œufs de poisson.
De petite gorgée en petite gorgée, il vaut mieux sortir avant d’avoir du mal à descendre le grand escalier. Dehors gronde un gros orage printanier et tombe une drache copieuse dans une température hivernale.
Le lendemain matin, arrivée au château La Dominique, grand cru classé de Saint-Émilion. Ce château fondé au XVIe siècle, agrandi au XVIIIe, est propriété de la famille Fayat depuis une cinquantaine d’années. À Bordeaux, tenir un château pendant cinq décennies, c’est déjà une tradition. Jouxtant Pomerol, La Dominique bénéficie d’une pédologie complexe, à cheval sur les sols bruns argileux de son appellation et sur les sables anciens et graves sur sous-couche argileuse de Pomerol. Cette année, pour un encépagement de 81 % merlot, 16 % cabernet franc et 3 % cabernet sauvignon, l’assemblage compte environ 30 % de cabernet. Faible production, météo difficile, millésime sur le fil du rasoir mais concentré et aromatique. Les aménagements récents du château sont l’œuvre de l’architecte Jean Nouvel, grand amateur de vins. Il est allé au plus simple : lignes horizontales, gros travail sur la couleur, la robe. Les plaques de métal émaillé qui revêtent le chai dessinent un dégradé de rouges vineux.
Au sommet du chai, La Terrasse Rouge, la bien nommée. C’est le nom du restaurant autant que la description du lieu. Une vaste étendue de graves de verre rouge de diverses nuances sont un autre rappel des robes du vin.
Résumé de l’ambiance chromatique de ce jour-là : sous un ciel gris qui sature les couleurs, le rouge des galets de verre, le bois patiné et le vert de la campagne, Pomerol à une courte distance.
La salle de dégustation souterraine, où l’on retrouve les lignes droites et les graves rouges. Et la dégustation à l’aveugle mise en scène avec une certaine théâtralité.
Dans le chai à barriques, je remarque de gros fûts de 500 litres que je n’ai encore jamais vus à Bordeaux (j’ai besoin d’une mise à jour technique) : ce sont des barriques de vinification intégrale. On y fait la fermentation alcoolique, la fermentation malolactique et l’élevage. Elles sont thermorégulées par un système sophistiqué (thermoréguler le bois, c’est pas de la tarte). Les vins qu’on y fait entrent dans les assemblages, où ils apportent leur velouté. « C’est un travail qu’on pourrait aussi bien faire en cuves de bois. — Oui, me répond-on, à ceci près que l’on cherche ici à obtenir la plus grande interaction possible entre bois et vin. » Cela me rappelle les barriquots de 55 litres de la dernière Petite Cuillère.
La visite terminée, je passe aux primeurs, qui se tiennent dans le beau cuvier inox inauguré en 2013. En fait, plusieurs événements s’y passent en même temps : les primeurs des vins de la maison Fayat, mais aussi les primeurs de tous les vins dont Dany et Michel Rolland sont les œnologues consultants. Autant vous dire que ça fait du monde. Il y a la rive droite : pomerol, saint-émilion, côtes-de-bordeaux, fronsac et toutes les autres appellations. La rive gauche : graves, pessac-léognan, haut-médoc, margaux, saint-julien, pauillac, saint-estèphe, et même un sauternes… Il y a aussi quelques blancs, et, au fond du cuvier, encore quelques tables de vins étrangers — Amérique du Sud notamment — vinifiés ou « consultés » par les Rolland. Ça en fait, des tables. « Par quoi voulez-vous commencer ? — Je fais un tour et je vous dis. » Réflexion faite, il est préférable de commencer par ce que je connais bien — la rive gauche — afin d’avoir un repère, puis d’aborder la rive droite que je connais moins bien, tout en sachant que l’origine, l’essence du style Rolland, c’est la rive droite et le merlot.
Après ces dégustations de calage — château-malartic-lagravière qui a encore besoin de polir ses tanins, château-latour-carnet qui a fait de gros progrès, château-marquis-de-terme qui resplendit, etc. — je me lance à la découverte des saint-émilions. Château-soutard me frappe par son velouté, son élégance, sa buvabilité. En fait, tous sont suaves, polis et accessibles. Si jeunes, ils donnent du plaisir. C’est la marque Rolland, apposée sur des crus extrêmement divers, contrairement aux idées reçues.
Enfin, le troisième événement, c’est la remise solennelle à une personnalité des Clés de Châteaux qui ouvrent la porte de tous les châteaux bordelais. Cette année, la distinction revient au jovial Markus del Monego, meilleur sommelier du monde en 1998, qui reçoit ici les clés de Dany Rolland.
Dans un français net et précis, Markus décrit le millésime 2017 de château-la-dominique, dont il loue la légèreté « non pas dans un sens dépréciatif, non — une légèreté aérienne ». Il dit encore beaucoup de choses, mais je ne prends pas de notes, trop occupée à le mitrailler.
Markus et Gwendeline Lucas, responsable commerciale des vignobles Fayat.
Je découvre à mon tour les vins maison. Château-la-dominique, corsé, concentré et complexe ; relais-de-la-dominique, le second vin, qui lui ressemble en plus rond, plus accessible ; le magnifique pomerol château-fayat, d’une fraîcheur austère et pourtant langoureuse ; et la surprise : le haut-médoc château-clément-pichon, superbe vin de gourmandise. Des vins à gigot, à côte de bœuf, des vins de très bonne table.
Un excellent déjeuner est servi à La Terrasse Rouge. Carpaccio de saumon mariné, chantilly au wasabi, pommes de terre en salade. Assise à une table de journalistes, j’écoute et j’en prends de la graine. La tablée entière est illuminante. Je suis impressionnée par ces gens capables de s’enquiller des centaines de vins en dégustation chaque jour. Il y a des techniques pour tenir le coup, me dit-on. Mais l’exercice n’est pas seulement d’endurance : il faut être capable de synthèse, et c’est là ce qui peut faire la grandeur d’un dégustateur-journaliste, en tout cas faire la différence avec les charlots du genre. Yohan Castaing (d’Anthocyanes et Terres de vins), à cette table, observe qu’il ne s’agit pas de décrire une expérience — c’est bon, pas bon, on prend son pied ou non — et encore moins un plaisir, même si celui-ci est présent : il faut pouvoir se projeter dans le temps, discerner ce que les caractères que l’on enregistre aujourd’hui donneront dans quelques années. Pour cela, il faut une forme de maîtrise. Quelqu’un lance, s’adressant à moi : « C’est un peu pareil pour la critique gastronomique, non ? » En fait, non, pas du tout, je m’en rends compte et c’est la première fois que j’y pense sérieusement. Alors je réponds : « Tout d’abord, en critique de cuisine ou de restaurants, il n’y a aucun besoin de se projeter dans l’avenir comme dans le cas présent. Mais ce n’est pas tout. Tout le monde mange. N’importe qui, pourvu qu’il soit bien connecté dans la presse ou sache se servir d’un blog, peut, avec plus ou moins de facilté, s’ériger en critique gastronomique. Et ne parlons pas des plates-formes d’avis en ligne, qui confirment mon propos avec une dimension horrifique. En critique gastronomique, l’activité ne repose sur aucun critère d’expérience fiable, la compétence n’est pas identifiable par tous, donc pas réellement nécessaire. Alors qu’avec le vin, c’est tout différent. Il faut un certain niveau de compétence. Blog ou presse, vous avez des collègues supérieurs à vous en connaissances et qui ne vous rateront pas si vous écrivez n’importe quoi ; vous avez aussi des professionnels qui vous surveillent de la même façon, armés de critères techniques incontournables. En cuisine, vous pouvez littéralement écrire les pires âneries, les avis les plus injustes, mais personne n’est plus fort que vous, vous n’avez aucun compte à rendre. C’est, à mon avis, ce qui sépare radicalement la critique vins de la critique gastronomique. »
On sert, en magnum, château-la-dominique 2012, beau vin sombre aux notes de graphite.
Je termine par ce qui me ravit toujours : les retrouvailles avec la campagne bordelaise, quelle que soit la saison. Rive gauche ou rive droite, ce cocktail de règes de vigne, de bourgeons en layette rose, de demeures girondines éparses, de clochers et de pins parasol, pour moi, c’est comme une drogue. Il me les faut régulièrement. Sinon je déprime. Et si les vignes sont enherbées, c’est encore mieux.
Merci à Pierre Lurton, Valérie Lailheugue, Hélène Clément, Camille Poupon, Gwendeline Lucas et l’équipe de Château La Dominique.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud