Pitti Taste rassemble une foule considérable dans les allées de l’ancienne gare Leopolda. (Photo © AKA-Studio Collective)
Si ces décorations ressemblent à des spaghetti, ce n’est pas intentionnel. (Photo © AKA-Studio Collective)
Pendant plusieurs jours, visites et dégustations s’enchaînent, les producteurs prennent le temps d’expliquer leurs produits dans le moindre détail à un public attentif et passionné. (Photo © AKA-Studio Collective)
La cuisine italienne, tout le monde l’aime. Elle est universelle. Mais, tel Janus, elle possède deux visages très différents, voire contradictoires : une version vulgarisée — pizza, spaghetti —, adoptée par toute la planète fast food, et une version authentique, régionale, provinciale, infiniment riche, parfois insolite, insaisissable de diversité : une cuisine populaire, tout en simplicité et en noblesse, encore bien enracinée dans son terroir et qu’aucune tentative d’élévation vers la gastronomie de classe n’a encore réussi à détruire. De la part du peuple italien, cette cuisine-là s’accompagne d’une retenue salutaire : méfiance envers les tendances culinaires et les modes, l’artificiel et l’insipide, l’agroindustriel (dont le pays ne manque pas mais qui ne jouit pas d’une excellente réputation — Parmalat, anyone ?), l’adoption trop rapide de tics alimentaires absurdes.
J’aime aussi la façon dont les Italiens pensent leur cuisine : sans prise de tête mais avec respect. Quand il est question d’étudier la cuisine sous l’aspect historique, culturel, social, etc., les peuples ne procèdent pas tous de la même façon : les Anglais et les Américains intellectualisent à mort et cherchent des théories là où il n’y en a pas avec une certaine tendance à pontifier et à surinterpréter. Les Français savent qu’ils détiennent un patrimoine culinaire inestimable mais ils répugnent à l’analyser, le trouvant trop éloigné de la « vraie » culture ; les Italiens, eux, se penchent sur le leur avec curiosité, intérêt et un enthousiasme sincère. Ils l’examinent sous toutes les coutures, l’étudient à fond, n’en négligent aucun aspect. Pour eux, un grain d’épeautre des Abruzzes contient autant d’histoire et de complexité qu’un cocktail historique, une truffe blanche d’Alba, un fromage alpin dont la fabrication n’a pas changé depuis au moins deux mille ans, ou la recette compliquée d’un amaro à soixante-douze plantes. La partie contient le tout, la partie signifie le tout, c’est un signe de la vitalité de leur culture populaire. Leur cuisine, ils la comprennent profondément, elle n’est pas un mystère pour eux. Ils savent pourquoi ils l’aiment, structurellement et dans le détail. Ils connaissent ses mécanismes, ses harmonies. Encore détenteurs d’une transmission familiale, ils la maîtrisent de bout en bout et, en matière de cuisine, savent que les chefs professionnels ne sont pas l’alpha et l’oméga. Nous, de l’autre côté des Alpes, pourrions en prendre de la graine.
La mortadelle de Bologne, parfois gigantesque, tout le monde connaît…
… Mais saviez-vous que l’Italie produisait de superbes fromages de tête (testa in casetta) aromatisés au chinotto (un petit cédrat de Ligurie), aux épices et à la cannelle, ou à l’écorce d’orange ? Ces fromages de tête ligures fabriqués par un artisan de Savone me sont allés droit au cœur.
La pédagogie joue un rôle de premier plan : vous croyiez que les câpres, c’était simple ? Eh bien non, en tout cas pas à Pantelleria. Dans ces verres sont exposés les différents calibres : lilliput, œil de perdrix, occhiello 3, lacrimella 4, lacrimella 5, jusqu’aux cucunci, qui ne sont pas les bourgeons mais les fruits du câprier.
Cette maîtrise, justement, je peine à la distinguer en France, où l’on subit, depuis des décennies, de graves pertes de sens parce qu’on s’intéresse davantage aux modes qu’à la substance. Substance ! C’est bien de cela qu’il est question. Sostanza est d’ailleurs le nom d’une fameuse trattoria de Florence où le chef possède un tour de main unique pour préparer l’omelette. Vous imaginez Le Fooding ou Michelin piquant une crise d’extase à propos d’une simple omelette ? Trop peuple, trop simple, pouah. Et parce que nous avons perdu la notion de substance, nous risquons de perdre notre patrimoine culinaire. En Italie, la substance compte encore. Et l’amour de la cuisine se manifeste avec un magnifique abandon, une qualité que nous avons, en France, délaissée pour la pose depuis des décennies. Or il est impossible d’apprécier la nourriture sans abandon.
Certaines conserves de tomate sont d’une telle qualité qu’on les savoure comme des friandises.
Après cette longue digression, venons-en au fait : le programme de Pitti Taste se compose de plusieurs événements thématiques. Au cœur de ce programme se tient le Taste Tour, énorme foire de producteurs artisanaux venus de toute l’Italie avec leurs produits : 400 exposants en solides et liquides rassemblés à la Stazione Leopolda, une longue gare désaffectée. Si toutes les régions d’Italie, du Val d’Aoste aux îles Lipari, sont représentées, je note que la Sicile a décidément quelque chose de spécial. Ses produits sont d’un très haut niveau de qualité. À la fin de mon parcours, je me rends compte qu’à chaque fois ou presque qu’un produit m’a transportée, séduite, bluffée, il vient de Sicile. La Ligurie, aussi, ne se débrouille pas mal, dans un contexte national où la barre est déjà placée très haut.
Le trombolotto, vous connaissez ? Ça m’étonnerait. C’est un truc de dingue, un de ces condiments baroques dont l’Italie a le secret. Sa recette date de plusieurs siècles. La base en est un citron autochtone de la région de Sermoneta, dans le Latium, aux arômes de cédrat et de bergamote (Citrus limon cajetani). On le fait infuser dans l’huile d’olive des monts Lépins ; des herbes telles que nepitella (menthe sauvage), origan et estragon sont ajoutées. Autant dire que ça décoiffe. Variations sur le thème : carbonara au trombolotto, sauce au trombolotto, au thon et aux pistaches, le tout fabriqué en exclusivité par la maison Simposio. Qui, parce qu’elle est un peu ouf sur les bords mais pas sectaire, propose aussi une poudre de poutargue de mulet à l’armagnac. (Oui, vous avez bien lu, à l’armagnac.)
En mars, il reste encore des pomodori del piennolo, petites tomates de garde qui croissent sur les pentes du Vésuve, mais la saison de vente touche à sa fin.
Fiers de leurs agrumes, et à juste titre, les Siciliens. Ciccio Sultano, chef résident de l’excellente marque de conserves de poisson Testa, découpe et fait déguster une merveilleuse orange sanguine entre deux bouchées d’anchois au sel ou de thon. Avec une orange, tout s’arrange.
Toujours de Sicile, Amara, un fabuleux amaro à base d’orange sanguine.
Non, ce n’est pas un prosciutto, encore moins un jambon. Voyez cette texture musculaire compliquée. Cette rareté est une spalla cruda, spécialité de Zibello, près de Parme : un avant de porc désossé traité en salaison — l’épaule et tout ce qu’il y a autour. Inutile de le préciser, c’est sublimement bon, moelleux et délicat en raison de cette mosaïque de viande et de gras qui produit une texture unique, très différente de celle du jambon.
Zibello est aussi la ville du culatello : les deux salaisons sont fabriquées dans les mêmes ateliers.
Le Taste Ring, situé derrière la Stazione, accueille le restaurant temporaire, la salle de conférences et le thème de l’année, qui est le pain. On y trouve une école du pain (Scuola di pane) animée par plusieurs boulangers du pays entier, et moult discussions et débats autour de cette base de l’alimentation et d’autres sujets (cette année, entre autres, Massimo Bottura et Massimiliano Alajmo contribuaient).
Le pain, vedette de Taste 2019. Une école du pain est aménagée au Ring de l’Opera House, le lieu de débat et de restauration.
Des artisans boulangers venus de tous les coins de la botte font la démonstration de leur art. De nombreux pains régionaux sont représentés. Le pain de Florence et d’Ombrie n’est pas salé : au début, ça surprend, mais on s’y fait. En tout cas, cela met très bien en valeur le goût des aliments.
Le Taste Shop, à la sortie du Taste Tour, permet aux visiteurs d’emporter, à des prix pas toujours plancher, quelques-uns des produits exposés. Paradoxe : en Italie, les produits sont chers (la qualité a un prix) mais les additions au restaurant sont très douces.
Fuori di Taste : les deux créateurs d’un breuvage à base de bière et de vermouth (Beermouth) viennent vanter leur produit au cours d’un dîner au restaurant Il Locale. On reparlera ici du Locale.
Enfin, Fuori di Taste, c’est le festival qui allume ses lumignons partout dans la ville : menus spéciaux dans les restaurants, quatre-mains, dégustations, démonstrations, débats et ateliers, les cocktails fleurissent dans les bars et tout Florence vibre de réjouissances culinaires. En tout, quatre-vingt-dix événements ! Inutile d’essayer de décrire en détail une telle richesse.
Côté réfectoire, on a aussi fait les choses en grand. Le traiteur n’est pas manchot. C’est ainsi que les visiteurs ont pu se régaler de délicieux raviolini à la crème de parmesan ou de paccheri aux asperges, aux tomates séchées et au pecorino. Côté restaurant de presse, mêmes pâtes, mais je ne suis pas près d’oublier le parfait tiramisù, non photographié car mangé trop vite.
Chaque année, le festival prend de la bouteille et attire de plus en plus d’acheteurs internationaux. Six mille, parmi les acheteurs enregistrés, sont venus de cinquante pays étrangers : la fréquentation augmente en 2019 de 64 % en provenance d’Allemagne, de 26 % en provenance de France, de 35 % en provenance d’Espagne et de 60 % en provenance d’Autriche. C’est clair : c’est le festival qui monte, qui monte…
La cour est décorée de slogans clins d’œil autour du pain. Il doit y avoir une astuce dans cette formule, mais si quelqu’un peut m’expliquer cette expression populaire (« Un pain pour chaque clocher »), merci d’avance.
« L’énergie du goût est contagieuse, explique Agostino Poletto, directeur général de Pitti Immagine. Cette édition 2019 confirme l’essor du festival, en nombre de visiteurs et en qualité. Taste est aussi, de plus en plus, un incubateur de tendances, d’idées et de thèmes de la scène culinaire contemporaine : la Planète Pain a conquis tout le monde. Les laboratoires de la Scuola di Pane ont fonctionné à guichets fermés ; de même que les débats qui ont impliqué le gastronaute Davide Paolini, les chefs Massimo Bottura et Massimiliano Alajmo qui ont évoqué leurs projets sociaux. »
Globalement, Pitti Taste a dépassé cette année les dix mille visiteurs. Selon les organisateurs du festival, il s’agit d’un public « très qualifié, composé d’amoureux de la bonne chère ». Quand il s’agit de goût, Florence sait faire les choses en grand. L’événement devrait logiquement se faire mieux connaître en France dès l’année prochaine. Et, franchement, il le mérite.
Final du festival sous un ciel d’orage. Dans le petit food truck qui se prépare à quitter les lieux, on dispensait des nourritures toscanes : lampredotto (tripes), porchetta (porcelet farci), tripes à la florentine, panini à la langue de bœuf, burger de race chianina…
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
Photos d’ensemble du Taste Tour : © AKA Studio-Collective pour Pitti Taste.