C’est bon, de temps en temps, de s’asseoir à une table et de se sentir entouré d’une douce harmonie qui ne cherche pas à s’expliquer, qui se contente d’être. On n’y entend ni le buzz d’une faune foodiste dernier cri, ni les yodels des guides et des blogs chauffés à bloc. On est dans un bistrot moderne, élégant et paisible.
On est aussi, en l’occurrence, dans un bistrot argentin, mais rien ne distingue celui-ci, pour le look, d’un bistrot parisien. Si mes souvenirs sont bons, nous sommes ici dans l’ancien Loulou de Bastille, rade des années 90 passé dernièrement au poulpe grillé, au bœuf de la pampa et aux vins de la cordillère des Andes. D’après mes lointains souvenirs de saucisse-purée en ce même endroit, on n’a pas perdu au change.
Le décor est simple et beau : une salle en longueur donnant sur une cuisine semi-ouverte au superbe carrelage gris sur lequel se détachent dramatiquement les couteaux, et à gauche de l’entrée une petite table d’hôte où nous sommes installés.
Quelques détails — le comptoir en bois massif équipé de crochets en laiton pour sacs et vêtements — révèlent que l’on bistrote ici depuis longtemps. Aucun signe extérieur d’exotisme, personne ici ne cherche à vous la jouer gaucho. Foin de l’apparence, on soigne ici l’essence et la substance.
L’essence d’abord : les breuvages. La carte des vins mérite attention, car on lui en a consacré beaucoup. Elle est intelligente, imaginative, festive. Cinq champagnes dont deux Drappier et un dom-pérignon, deux liquoreux dont un sauternes, pas mal de bons côtes-du-rhône et une très belle collection de vins d’Argentine. Le tout à prix raisonnables.
Une carte si joliment composée donne envie de se mettre entre les mains de notre hôtesse : « Avez-vous un rouge argentin au verre ? » Et comment ! Très, très agréable surprise, ce malbec de la région andine de Salta, dans le Nord argentin. La bodega Colomé est le plus ancien domaine viticole d’Argentine (1831) et ses vignes, plantées entre deux mille et trois mille mètres d’altitude, ont parfois cent soixante ans d’âge. Ce malbec est divinement bien fait : caressant, voluptueux, charnel, appétissant : un vrai velours.
La substance maintenant. La carte-menu offre la possibilité de commander les entrées en demi-portion : cela nous permet de les commander tous les quatre afin de les partager. D’emblée, les plats affichent une netteté et un raffinement dont ils ne se départiront plus de tout le repas. Le ceviche de lieu de ligne repose sur une purée de patate douce, assaisonné d’un leche de tigre et de purée de coriandre, relevé de quelques choclos (maïs grillé) — tous les éléments rituels, assemblés avec une grande simplicité. Ce plat séduit par sa fraîcheur et par la finesse de son exécution.
Comme nous sommes dans la maison où il y a du poulpe (pulperia), ce serait dommage de ne pas en profiter. Le poulpe grillé (dont vous trouverez ici la recette) présente la parfaite équation de fondant, de fermeté et de caramélisé que l’on attend de ce mollusque.
L’empanada m’émeut parce qu’elle me rappelle les amis réfugiés politiques argentins que je fréquentais dans les années 70. Parfois, le soir, ils préparaient des empanadas en se partageant les tâches : un qui étalait la pâte, un autre qui mélangeait la farce, un autre enfin qui façonnait et enfournait. Les empanadas sortaient du four exactement comme celle-ci : pâte friable, juste assez résistante pour contenir une farce au bœuf bien épicée et riche en goût. Depuis, j’ai mangé en France d’autres empanadas, mais celle-ci me rappelle soudain à leur nature authentique.
Autre standard de la street food andine, les anticuchos sont des morceaux de cœur de bœuf marinés et grillés. Aucun reproche à leur faire.
Churrasco, entrecôte grillée, chips de manioc et pommes de terre sautées. La sauce chimichurri est un peu forte en goût, mais la sauce au poivre de Sarawak est parfaite. La viande, excellente, présente cette texture tendre et un peu élastique que j’ai toujours trouvée aux viandes argentines.
Quand on voit sur une carte des desserts « déclinaison de dulce de leche », une seule solution : foncer. Par définition, rien de ce qui est fait avec du dulce de leche ne peut être mauvais. Ici, c’est mousse, glace et une sorte de chantilly au siphon. Un moment de pur plaisir.
Le restaurant, à cette heure de déjeuner, était presque vide et nous avons trouvé cela très injuste : la cuisine est fine et remarquablement fraîche (y compris les desserts), l’accueil adorable, les vins somptueux. Un conseil ? Ne suivez pas l’exemple de ceux qui n’ont pas, à cette heure de déjeuner, pensé à remplir cette jolie salle : allez-y sans la moindre hésitation.
La Pulperia – 11, rue Richard-Lenoir, Paris XIe. Tél. 01 40 09 03 70 – Métro Charonne, Voltaire. Ouvert du mardi au vendredi de midi à 14 h 30 et de 19 h 30 à 23 h 30 ; le samedi de 19 h 30 à 23 h 30. Fermé dimanche et lundi. Carte environ 50-60€, formule déjeuner à 18 ou 22 euros.
À la Petite Cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud