Ah, c’est sûr qu’elle est moins désemparée avec les tables en bois brut, les couteaux Perceval et le savon liquide Aesop dans les toilettes (je n’ai rien contre tout ça, notez bien), la littérature foodeuse actuelle. Comment ? Prouvez-moi qu’on ne trouve pas ces choses partout, qu’elles n’ont rien de répétitif. Mais moins répétitif que le Grand Véfour, vous ne trouverez pas. Vous êtes dans le domaine de l’unique. De l’irremplaçable. Du non-répétable. De la splendeur devant laquelle on écarquille les yeux.
Ces peintures sous verre me laissent évidemment bouche bée. Mais je suis au moins autant émue par d’autres détails : velours couleurs grand cru de Médoc, coins sombres, menu ancien affiché dans une cage d’escalier. On y apprend, entre autres, que l’épigramme de mouton était à quatre sous et le potage de santé à deux sous ; que l’on annonçait poliment « vin de Bordeaux », « vin de Bourgogne », « vin de Champagne » ; et qu’on aurait vraiment aimé se mettre à table à cette époque reculée. On aurait pu y voir Victor Hugo devant son consommé au vermicelle ou Colette venue en voisine. Déjeuner dans de l’histoire fait partie intégrante du plaisir gastronomique.
Mais le Grand Véfour, c’est aussi un service. La quintessence du service à la française et même à la parisienne : chef de salle aux reparties spirituelles et à la compétence admirable, sachant instiller confiance et connivence ; maître d’hôtel que j’ai presque envie d’appeler majordome, ça lui irait si bien, avec sa magnifique voix de basse ; on viendrait ici manger des homards rien que pour l’entendre de nouveau. Sommelier tout en douceur, sachant présenter et expliquer ses vins avec une maîtrise gourmande. Ne changez rien, ne changez jamais rien.
Les vins sont choisis avec pertinence, attention, souci du détail, et quelque chose qu’on peut appeler modestie.
La cuisine de Guy Martin évolue dans ce cadre avec le plus parfait naturel : à la fois classique, fraîche et audacieuse, ne reculant devant aucune gourmandise, sachant verser dans ce qu’il faut d’excès pour respecter le cahier des charges du grand restaurant au sens ancien du terme. Elle ne roupille pas, ne ronronne pas, ne se noie pas dans la crème ou le superflu, explose de légumes, de fruits et de couleurs : c’est une bonne et belle cuisine qui ne se la raconte pas, qui s’épanouit juste comme une belle plante de serre dans cet environnement préromantique, assortie d’une somptueuse vaisselle choisie dans une gamme d’or, de cuivré, de vieux rose et d’émeraude pour s’assortir au décor classé.
L’amuse-bouche nous rappelle opportunément que la question du classique et du moderne en cuisine n’a en fait que peu de sens : rouget, crème de fenouil, fenouil croustillant.
C’est une cuisine de beauté, d’opulence, comme en témoigne cette entrée de homard bleu tiède, poivre de Sichuan, pastèque aux baies, fumet au caviar osciètre.
Célèbres et délicieuses ravioles de foie gras, crème foisonnée à la truffe noire.
Le Grand Véfour, c’est aussi manger avec les doigts des cuisses de grenouilles croustillantes, poudre d’herbes, ail noir, ramboutan acidulé, écume de riz parfumé.
Encore du homard, cette fois rôti et servi avec rhubarbe confite à l’hibiscus et asperges vertes.
Une attention très minutieuse est apportée aux légumes d’accompagnement (ici, chou-fleur).
Après en avoir vu de toutes les couleurs, un petit dessert ? Crème brûlée aux artichauts, légumes confits, sorbet à l’amande amère. Les légumes en dessert sont un exercice difficile auquel beaucoup se sont essayés et ont rarement réussi. Ici, harmonieux et tout à fait réussi. Dessert structuré, équilibré, intelligent.
Terminons sur cette tranche de gâteau de Savoie dont cette photo laisse deviner le moelleux et la douceur ; la fourchette y repose comme sur un nuage. Cette image pourrait symboliser à elle seule le Grand Véfour.
Le Grand Véfour – Guy Martin. 17, rue de Beaujolais, Paris Ier. Tél. : 01 42 96 56 27. Métro : Palais-Royal. Menu déjeuner : 115 €. Menu Plaisir : 315 €. Carte environ 250 €.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud