On me suggère le comptoir, où les couverts ont apparemment été dressés pour des phasmes bâtons ou des anorexiques. Comme je fais observer que c’est un peu serré, on me guide gentiment vers une table de deux.
Gentil, c’est le mot. Le service est extrêmement gentil et empressé dans ses jolies chemises style pinoy avec imprimé ananas ou batik bleu ciel et crème. Un peu déboussolé par moments : chacun des quatre serveurs vient me voir successivement pour me demander si je bois quelque chose alors que j’ai déjà commandé un verre. Le décor arbore le total look République-Bastille : pierres grattées, cuisine ouverte derrière un bar à tabourets, négligé étudié.
Quelques éléments viennent rappeler la référence asiatique : sérigraphie animalière où le tigre fond sur le sanglier, grand néon multicolore où scintille le double dragon, quelques tables rondes équipées de plateaux tournants. Le plateau tournant, vous le savez peut-être, va de pair avec les manières de table chinoises : tous les convives partagent tous les plats, se servant bouchée après bouchée. On ne commande jamais pour soi seul (une seule personne commande pour tous après avoir enregistré les souhaits des uns et des autres). Aucun plat n’est individuel, sauf si l’on vient vous l’apporter à table. La succession des plats n’est pas la même que la nôtre : les plats se succèdent en vagues souples et non en services hiérarchisés.
Mais comme il est difficile de faire entrer ça dans la tête des Parisiens ! Ils ne veulent rien entendre. Ils continuent à commander entrée-plat-dessert au restaurant chinois. À Double Dragon, les plats sont à partager, mais on peut aussi les commander en individuel. Il n’y a plus de menu, ni le midi ni le soir. C’est petite carte et tapas au déjeuner et au dîner pour tout le monde (ça a donc pas mal changé depuis le début ; le lieu se cherche encore et c’est bien normal). Le mode de service n’est donc ni chinois ni occidental, on a brouillé les pistes : partage ou non-partage, c’est comme on veut. C’est plus simple.
Il faut bien le reconnaître : le Paris foodie aime être surpris, mais seulement dans les limites de ce qu’il connaît et maîtrise déjà (donc le Paris foodie n’aime pas réellement être surpris). Paris aime bien « la cuisine asiatique » mais se plaint de la mauvaise qualité des nems dans un restaurant wenzhou (où, s’il y a des nems, c’est une erreur, car Wenzhou est en Chine de l’Est). Paris aime les dim sum mais les commande froids et desséchés dans la boutique d’un traiteur qui les a achetés surgelés, puis les réchauffe au micro-ondes. Paris adore les dim sum mais ose en commander dans des officines concept avec dossier de presse où les malheureuses bouchées sont réinterprétées en mode basses calories, moyennant quoi il faut les mâcher pendant un quart d’heure (en fait, c’est pas bon). Paris aime la cuisine thaïlandaise mais fait semblant de ne pas s’apercevoir qu’il s’y trouve très peu de restaurants thaïlandais potables (côté laotien et vietnamien, ça va mieux). Paris se fait, somme toute, une drôle d’idée, disparate et confuse, de la cuisine asiatique : la preuve, c’est qu’on y parle de cuisine asiatique au singulier alors que ça n’existe pas, l’Asie étant plurielle. L’Asie, c’est grand, c’est tout et son contraire : Ankara et Vladivostok, Téhéran et Singapour, Chongqing et Rawalpindi, Hokkaido et Hainan, etc. C’est aussi vrai concernant la cuisine. Et en l’occurrence, Double Dragon est parfait, parce qu’il ne délivre rien de vraiment asiatique mais plutôt certaines idées qu’on s’en fait, sans réel ancrage dans un pays ou l’autre, avec quelques généreux saupoudrages de piment pour faire vrai, pour procurer au client l’illusion du courage.
Le Paris foodie obéit à des mots d’ordre (« banh mi », « bo bun », « Sichuan », « bibimbap ») mais reste à la surface des choses. Il n’y a là aucun reproche mais une explication : c’est parce qu’il reste à la surface des choses qu’il peut qualifier Double Dragon, comme je peux lire un peu partout, de restaurant asiatique voire de restaurant chinois. Double Dragon n’est pas asiatique et encore moins chinois. Sa cuisine n’a rien de la légèreté, de l’abandon à la gourmandise, de la désinvolture, de la subtilité chinoises. Il est parisien, tout simplement, très parisien, nourri des souvenirs de ses fondatrices et de leur interprétation de cuisines qui les ont marquées. Et ce qu’on avait aimé au Servan, en touches culottées, légères et intelligentes, on le retrouve à Double Dragon en mode punk et débridé. La comparaison n’est pas avantageuse pour le second, car l’exécution y manque de finesse et de légèreté. Je n’ai aucun problème ni avec la branchouille, ni avec la cuisine fusion, ni avec la musique à fond les gamelles (au bout de dix minutes vous ne l’entendez plus, le vacarme des conversations a pris le dessus), ni avec l’interprétation de styles culinaires : le seul vrai problème à Double Dragon, c’est l’exécution, en dessous de ce que le concept et le pedigree de l’endroit laissaient espérer. Mais l’endroit se cherche, il peut encore ajuster le tir.
Je lis aussi qu’on déplore la petitesse des portions et l’élévation des prix. Je ne suis pas d’accord : ce n’est pas très cher car les portions sont copieuses, et je prescris volontiers l’endroit pour les gros appétits. Ce qu’on perd en délicatesse, on le gagne en roborativité.
Les petites assiettes, en tout cas, sont épatantes : d’authentiques porcelaines fen cai (famille rose) à fond turquoise. Je retourne la mienne : le MADE IN CHINA de l’estampille rouge traduit un modèle ancien, années 60 à 80, bref des antiquités. Je me demande où ils ont bien pu chiner ça en nombre, car ce genre d’article se fait rare. Verre à eau, baguettes et cuillère complètent la panoplie.
Condiments : sel, sauce de soja chinoise, vinaigre noir, piment en poudre et piment en pâte. Ça manque un peu de peps : la pâte de piment est juste cela, sans ail ni parfum, pas plus que le piment en poudre (plutôt en flocons) qui picote le nez sans plus. Pourtant, en Asie, ce ne sont pas les condiments pimentés aromatiques qui manquent.
Je commande le potage pékinois car je suis curieuse de voir comment ce vieux classique est traité. Il l’est, en l’occurrence, en mode végétarien et simplifié : tofu, shiitake frais, champignons noirs, fleurs d’œuf dans un bouillon sombre et vinaigré épaissi à la fécule, ciboulette. Les champignons sont bons, mais l’ensemble manque de pêche. Une saveur bizarre traverse le tout, rance et un peu amère, que j’identifie comme une huile végétale, mais je n’arrive pas à préciser. J’ai déjà goûté ça quelque part, mais où ?
La laitue croquante à la crème de cacahuète est une sucrine très ferme, en feuilles entières avec une sauce crémeuse très pimentée. Le piment en poudre est ajouté à la pelle à charbon, sans grande attention au détail. À part le fait qu’il pique, il manque de parfum et de fraîcheur, offrant en bouche une texture de sciure de bois. C’est dommage : il faut de la finesse en tout, même dans le piment. Comme il est impossible de manger dignement avec des baguettes ces feuilles larges et rigides, je triche : je les coupe en morceaux avec le côté de ma cuillère. Tiens, cette saveur d’huile amère est toujours là. La même huile sert donc pour sauter au wok et pour assaisonner, mais qu’est-ce donc ?
Le poulet jaune frit en sauce aigre-douce est annoncé piquant, mais il l’est moins que la salade. La sauce aigre-douce est suave et collante, les morceaux de poulet sont gros — trop gros : il faut trois bouchées pour en achever un et le poulet a du mal à refroidir sous sa croûte de friture solide, croquante, un peu trop croquante, et même dure. C’est pas mauvais, mais ce n’est pas le meilleur poulet frit que j’aie rencontré dans ma vie. D’autant moins que la saveur d‘huile bizarre est encore là. Rectificatif : la même huile sert pour sauter au wok, pour assaisonner et pour frire. Quelle est donc cette huile ? Sans doute pas de l’huile de lin mais l’amertume le suggère. Pas de l’huile de colza crue, qui a un goût de chou. L’huile de graines de courge aurait une saveur plus beurrée. Huile de tournesol crue ? Impossible : ce n’est pas bon. Renseignements pris, c’est pourtant bien ça. Je n’ai de conseil à donner à personne, mais je leur suggérerais bien de passer à une bonne vieille huile d’arachide raffinée qui n’altère pas le goût. L’huile de tournesol crue donne un goût de tristesse à tout ce qu’elle touche.
Pour accompagner tout ça, un petit bol de riz soyeux, qui n’est autre qu’un bon riz cuit à la vapeur, comme en Chine, ni plus ni moins, mais c’est déjà pas mal.
Leche flan : un flan au caramel, pas désagréable mais un peu lourd, comme le reste.
La carte des vins et des boissons part dans tous les sens, reflétant la gymnastique mentale nécessaire pour adapter le choix à ce genre de cuisine : le mieux est d’y associer des vins nature, par exemple des pétillants naturels (on y a pensé : il y en a quatre). Il y a de très jolies bouteilles (Josmeyer en Alsace, Pacalet en Bourgogne, le pouilly-fumé pierre-précieuse d’Alexandre Bain), des infusions maison, quelques sakés, du cidre helvète et un vin de riz tapuey des Philippines — c’est bien : il faut varier, ventiler, exagérer, ne pas trahir la note punk. Par exemple, mon verre de beaujolais blanc du domaine des Marrans 2016 était beaucoup trop sage pour ce que j’ai mangé.
Double Dragon – 52, rue Saint-Maur, Paris XIe. Tél. 01 71 32 41 95, mais la maison ne prend pas de réservations. Ouvert de midi à 14 h 30 et de 19 h 30 à 22 h 30. Fermé lundi et mardi. À la carte environ 35 €, moins si l’on vient à plusieurs et que l’on partage.
RECTIFICATIF (au 23 novembre 2018)
J’avais demandé en fin de repas quelle huile était utilisée. On m’avait répondu « huile de tournesol ». En raison de son goût désagréable, j’avais cru identifier de l’huile de tournesol crue, mais je me trompais. Renseignements pris, il s’agit d’une huile de tournesol normale, donc raffinée. Cela ne change rien au résultat, et raffinée ou non, il serait bon d’en changer. Et peut-être aussi utiliser un piment en poudre de meilleure qualité, si je peux me permettre.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
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