Petit arrêt de vingt minutes (c’est généreux, avec les cars Macron on vous donne dix minutes et démerdez-vous) sur une aire d’autoroute. J’adore les aires d’autoroute à l’étranger, on y apprend plein de choses et je ne rate pas une occasion de les explorer. Au Maroc, quel fol exotisme ! Mais celle-ci ressemble tant à n’importe quelle aire de l’autoroute de Normandie ou de l’A6 que je suis un poil déçue. Une chaîne de restaurants de tajines, astucieusement appelée Tajine, retient mon attention. J’explore le shopping : une ribambelle de biscuits importés de France ou d’Espagne, strictement rien de marocain. Tout le monde, assis au frais, boit du café ou du Coca. Je cherche les toilettes, je repère un picto doté d’une jupe, et j’entre par erreur dans la salle d’ablutions pour femmes. Ambiance. On me pousse gentiment vers les toilettes profanes.
À partir de Chichaoua, le relief commence à onduler. Après s’être trouvé nez à nez avec d’impressionnantes falaises, soudain, on entre dans la montagne. Le paysage devient, c’est vrai, superbe. Les arbres prennent un air tordu que je connais bien et arborent un houppier rugueux, vert grisâtre, couvert de boules jaunes — pas de doute, on est dans les arganiers. D’ailleurs, on passe auprès d’Argana. Le véhicule sort enfin de cette région montueuse et descend dans la plaine du Souss : Agadir n’est plus loin.
Je n’étais pas revenue à Agadir depuis près de dix ans. La ville n’est toujours pas très grande, mais elle s’agrandit de façon tentaculaire. Elle n’est pas sophistiquée comme Marrakech ou Essaouira. C’est une ville simple, par endroits un peu figée dans le temps (malgré l’absence totale d’architecture antérieure à 1960 en raison d’un tremblement de terre), et pour cette raison elle n’est pas sans charme. Agadir est, somme toute, originale et parfois un peu insolite.
Par exemple, on peut s’y faire servir un œuf mayo comme on n’en trouve plus à Paris (sauf dans des bouclards dont je garde l’adresse pour moi).
On y trouve aussi des mosaïques et des carrelages qui font de belles photos de pieds. Ci-dessus, à la Medina de Coco Polizzi. Ci-dessous, au restaurant La Source, à Taghazout.
La Source est un joli restaurant blanc et bleu accroché à mi-pente au-dessus de la magnifique, et relativement tranquille, plage de Taghazout. On y prend des petits déjeuners très corrects en se laissant suspendre au vent, entre le soleil et l’eau. Tout est lumière.
La plage de Taghazout est encadrée de falaises en pierre feuilletée qui rappellent un peu celles de Saint-Jean-de-Luz. Elles sont creusées de profondes grottes marines auxquelles on accède à marée basse. Dans ces cavités fraîches, régulièrement lavées par l’eau de mer, les moules et les pouces-pieds ont élu domicile (personne ici ne ramasse ces drôles de bêtes).
Il est temps de grignoter un morceau. Nous optons pour Le Flore, sur le front de mer que j’ai connu jadis parcouru de voitures mais qui est à présent piétonnier. Les Gadiris y font leur promenade vespérale pendant que nous grignotons l’omniprésente — mais toujours bien accueillie — salade marocaine.
Nous nous jetons sur les huîtres de Dakhla en nous promettant d’aller visiter ces bancs d’huîtres un jour, ça doit valoir le déplacement.
« Le Flore, dit Pascale, c’est la meilleure friture d’Agadir. » Ça l’est : crevettes, solettes, colinot, seiche, bien farinés et frits à mort, comme je les aime. Normalement, si mes calculs sont bons, il faut remonter la côte marocaine, traverser l’Atlantique, toucher l’Algarve, caboter le long de la côte portugaise, puis galicienne, basque, landaise, charentaise, vendéenne, bretonne, normande et enfin picarde pour trouver, au restaurant Les Mouettes à Ver-sur-Mer (Somme), une friture de poissons de cette qualité. Alors autant en profiter tant qu’on est à Agadir.
Petit étal d’apiculteur et d’huile d’argan près de la vallée du Paradis. J’achète un pot de miel d’euphorbe.
Cette huile d’argan nous fait glisser vers le souk El-Had d’Agadir. Le souk El-Had est une de mes grandes histoires d’amour. Il paraît que c’est le plus grand d’Afrique. C’est en tout cas l’un des plus beaux. Surtout le matin, quand l’arrivage des produits frais, notamment des légumes et des fruits, est un enchantement. Et, comme autrefois à la Samaritaine, on y trouve littéralement tout. Il faut prendre son temps et fouiner. Il faut surtout savoir se repérer. Zineb connaît tous les bons plans. « Tu veux quoi ? — De la bonne huile d’argan. — Faut aller là, c’est bien. » Elle m’emmène à une boutique d’angle ou, effectivement tout — propreté, marchandise, gestes — indique la maison de confiance.
Le plus spectaculaire, ce sont ces deux dames assises par terre, pétrissant à longueur de journée la pâte d’argan dans des cuvettes pour en extraire l’huile. Au cas où l’on aurait douté de l’authenticité du produit… « Vous en voulez combien ? — Un demi-litre. » Hop, le vendeur transmet la commande, et en un instant ces dames ont versé l’huile fraîchement extraite dans un flacon à l’aide d’un entonnoir. Impossible de faire plus frais.
Puisque je suis ici et que tout le monde travaille si vite, je vais en profiter pour me faire faire des ras el-hanout sur mesure, ce qui est, vous pouvez l’imaginer, un des grands plaisirs de la vie. Je m’en ouvre à Zineb. « Alors viens par ici, lui, il est bien. » En même pas un quart d’heure, on m’aura moulu sur demande trois ras el-hanout : un pour le poulet (« pas trop de cumin s’il vous plaît »), un pour la viande (« Avec de la cannelle ? Bien entendu madame, pour la viande faut plein de cannelle ! ») et un pour le poisson, avec une petite touche de fenouil.
Regardez-moi ces épices : le tout est pesé à la balance mais les quantités sont prises « aux doigts ». La sûreté du geste, la science aromatique dans les mains, des siècles de savoir-faire. C’est pour de tels moments que je vis : ceux où s’exprime la noblesse des cuisines anciennes et populaires. Et pour ça, le souk El-Had, c’est l’endroit idéal.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud