2 années de fermetures, de contraintes, de confinements et d’incertitudes, après l’obtention d’une troisième étoile Michelin… on ne pouvait pas l’inventer ! S’il s’agit d’une période difficile pour la restauration dans son ensemble, qu’en est-il des grandes maisons étoilées ? En plein milieu de la septième vague, Monsieur Charial, le propriétaire de Baumanière, nous raconte cette période imprévisible et inédite, et ses anticipations pour l’avenir. Une interview exclusive réalisée avec les équipes de la newsletter leshardis.com
par Valentine Sled
Bonjour Monsieur Charial, merci de nous recevoir. Nous voudrions revenir sur la période Covid et la manière dont vous l’avez vécue à Baumanière. Lorsqu’en mars 2020, le premier confinement est annoncé, comment y réagissez-vous ?
J-A.C – On a d’abord été sous le choc parce que nous avions obtenu la 3e étoile en janvier 2020. Nous venions de rouvrir depuis une semaine, après la fermeture annuelle de janvier à février. À 20h, on nous annonce qu’à minuit, il faudra fermer la porte aux clients. On a été totalement pris de cours : c’était un week-end, les frigos étaient pleins… La décision était brutale. On tâtonnait, sans savoir combien de temps aller durer cette situation, les prises de parole du gouvernement étant assez inquiétantes… Nous attendions les aides de l’État dans un immobilisme total, en se faisait évidemment du souci pour l’exploitation, nos employés…
Avez-vous continué à travailler pendant cette période ?
J-A.C – Oui, je venais travailler tous les jours, avec ma fille et ma femme. La comptable, aussi, car la gestion des charges sociales et des payes était inextricable… Les autres : l’équipe d’entretien, les jardiniers, cuisiniers… étaient au chômage partiel. Il fallait gérer cette situation inédite : les rapports avec les banques, les problèmes administratifs, les aides à mettre en place, les calculs sur les exonérations de charges… Apprendre à maîtriser ce nouveau système, et je ne savais pas vraiment à quoi nous pouvions prétendre. Certains avaient droit d’office aux aides, d’autres non, en raison d’un salaire trop important.
Comment sont arrivées les aides du gouvernement ? Quand se sont-elles déclenchées ? On imagine qu’il faut monter des dossiers, justifier le chiffre d’affaires de l’année précédente sachant qu’il y a eu 2 fonds de solidarité ?
J-A.C – À l’époque du premier confinement, on a juste eu 1 500€. Sont venus ensuite l’exonération des charges patronales, puis le chômage, et pour les petits salaires, le chômage partiel. On se demandait quelle stratégie adopter avec les salariés : devait-on les payer complètement, ou les payer plus tard ? Ce n’était pas très clair avec l’URSSAF. Il fallait vérifier notre éligibilité sur une plateforme, qui était saturée en raison de l’affluence… Une vraie galère. Je ne gérais pas ça à temps plein bien sûr, mais tous les matins, parfois un peu plus. En plus de cela, il fallait faire tourner le vignoble (NDLR Monsieur Charial produit son vin L’affectif en appellation Baux-de-Provence et en agriculture biologique).
Vous avez donc profité de cette période pour développer davantage vos vins ? Je me souviens que vous aviez votre propre vin rouge au restaurant. Qu’en est-il de votre vin rosé ?
J-A.C – J’ai du rosé et du rouge. Et j’ai lancé mon vin blanc à ce moment-là, qui s’appelle L’Invitation. Le rosé, je le fais avec un vigneron, qui s’appelle René, un jeune garçon qui a beaucoup de talent. Il a travaillé à Château Romanin, qui a été autrefois mon bébé (NDLR dans les années 1980 Monsieur Charial est à l’origine de la création du vignoble et du Château Romanin). Il adhérait donc aux principes de la biodynamie que j’avais mis en place à l’époque. Il m’a été recommandé par les anciens propriétaires qui m’avaient racheté le domaine, et qui sont aujourd’hui décédés. J’ai à cœur d’aider les jeunes qui ont du talent, qui démarrent et qui n’ont pas de trésorerie. Je pense que tout le monde y trouve son compte. Cependant, ce n’est pas évident à trouver. Déjà cette année, son business commence à marcher et il vend bien son vin. Par conséquent, il m’en donne moins.
Quelle stratégie avez-vous adopté pour la réouverture à l’été 2020 ?
J-A.C – Il fallait décider de la manière dont on allait travailler, qui allait forcément être différente. On ne savait pas s’il fallait attendre du monde ou non au mois de mai, en sachant que les étrangers n’allaient pas venir… À ce moment-là donc, j’ai décidé de fermer un jour et demi par semaine tout l’été. Le démarrage en juin était un peu lent, et puis très intense à partir du 14 juillet, avec une clientèle quasi 100% française, et quelques européens. Assez identique à celle d’avant, finalement : en 2019, j’avais plus de 50% d’étrangers durant la période d’été dans nos hôtels en Provence, mais au mois d’août, j’avais l’habitude d’avoir une clientèle plutôt française. On était tout de même très étonnés d’être remplis. Tout cela sans manque de personnel, on n’en espérait pas autant.
Comment s’est passée la fin de saison, l’arrivée du couvre-feu et du second confinement ?
J-A.C – Fin août 2020, les frontières d’Angleterre et de Belgique ont refermé. On continuait à faire tourner la maison, et à atteindre les chiffres. En octobre, le couvre-feu nous est tombé dessus, nous obligeant à fermer les portes à 21H. Ça ne me paraissait pas très juste, car c’est une heure hybride, qui nous coupait le service en deux. On a donc décidé de l’avancer à 18h-18h30 ce mois-ci. Nous avons été complets tous les jours malgré cela, car les gens étaient ponctuels et respectaient les horaires. Finalement, plus de peur que de mal.
Et puis, vient le 28 octobre, second confinement, où l’on a été obligés de fermer à nouveau… On a poursuivi ce qu’on avait installé pendant le premier. Cette fois, on était un peu mieux préparés. Pour autant, on a pris le parti de ne pas faire de vente à emporter, seulement deux repas le 24 et le 31 décembre. On a bricolé un peu comme ça… J’ai passé le réveillon chez moi, c’était la première fois en 50 ans ! Je n’étais pas malheureux, j’avais de la trésorerie, et mes salariés étaient pris en charge.
Avec le recul, vous estimez que l’État à bien fait son boulot ?
J-A.C – Oui, effectivement. Ils ont bien fait les choses à partir de décembre, quand ils ont mis en place les fonds de solidarité. C’était encore plus intéressant pour moi, car c’est intervenu sur une période calme. Je faisais environ 500 000€ à 1 million de chiffre d’affaires par mois, j’avais le droit à 200 000€ par l’État, donc cela compensait avec les mois où mon chiffre d’affaires était faible.
Comment avez-vous géré l’activité de l’hôtel pendant cette période ? En avez-vous profité pour faire des travaux ? Agrandir votre potager ?
J-A.C – Oui, on a fait des rénovations de chambres, refait les commodes, certains placards, pleins de détails dans toutes les chambres, on a récuré notre hôtel 5 étoiles de fond en comble ! On a eu le temps de faire toutes les choses qu’on ne peut pas faire habituellement, car on ne ferme jamais d’habitude. Au mois d’avril, nous avons eu un gros événement : le défilé Chanel aux Baux-de-Provence. Toutes les chambres étaient complètes pendant 15 jours, on assurait les repas pour le staff. C’était une super opération qui nous a occupé la moitié du mois.
Arrivés au mois de mai, on ne savait pas quand on allait ouvrir… Des fausses rumeurs circulaient, c’était une période très incertaine. Entre temps, j’ai ouvert l’hôtel (une dizaine de chambres, au-dessus de l’Oustau) tous les week-ends pendant 3 nuits, sur la période mars-avril, proposant un service en chambre, du jeudi au samedi. Les deux restaurants étaient ouverts avec des cartes différentes qui changeaient tous les jours. Ça a bien marché, tout était rempli. Et on a profité de cette activité en cuisine pour faire des essais. Parallèlement, il fallait gérer l’énigme de la date de réouverture complète, qui restait floue. Nous devions annuler les réservations au restaurant systématiquement, sans rien promettre derrière…
Comment s’est passée la réouverture en mai 2021, justement ?
J-A.C – Le téléphone ne cessait de sonner, les réservations tombaient en rafales, le restaurant était complet midi et soir. Certains nous reprochaient d’être ouverts quand nos clients de l’hôtel se plaignaient de ne pas avoir de table au restaurant, bien que prévenus à l’avance. Nous sommes restés malgré tout fermes, sans augmenter le nombre de couverts pour autant, alors que nous pouvions facilement le doubler … mais nous voulions garder la qualité de service qui nous a permis d’obtenir les 3 étoiles, et satisfaire nos clients habitués de longue date.
Vous avez fait une belle saison ?
J-A.C – On a fait un super été. Pourtant, pas d’étranger, seulement quelques européens, et malgré cela, on a réussi à être pleins. Ce n’est pas tant une surprise, Baumanière a globalement toujours été complet. La vraie surprise, c’est le mois d’octobre 2021, qui a été meilleur que juin ! Et ça a continué en novembre ! Le week-end du 11 était complet, et tous les week-ends qui ont suivi ! On a réussi à faire le double du chiffre d’affaires de 2019 !
Comment vous voyez les mois ou les années qui viennent, pour la profession la région, mais aussi pour Baumanière ?
J-A.C – Si nous sommes complets en situation de crise, il va falloir se préparer au retour des asiatiques et des américains. Je vais devoir équilibrer les tables au restaurant entre les clients de l’hôtel et les clients extérieurs, garder une table en avance pour les personnes qui dorment à Baumanière, et limiter les autres tables. Nous avons récemment pris la décision de fermer 2 jours chaque semaine pendant l’été, sans savoir si les chambres vont être remplies… Les réservations à l’hôtel dépendent beaucoup des jours d’ouverture du restaurant, on en a donc moins les mercredis et jeudis (jours de fermeture NDLR). Au-delà de cette problématique, il y a aussi celle du recrutement et des horaires…
Combien de personnes ont-elles quitté l’équipe depuis le début de la pandémie ? En nombre, ou pourcentage ?
J-A.C – A l’Oustau, personne n’est parti. À La Cabro d’Or (NDLR l’autre restaurant gastronomique de Baumanière), c’était plus compliqué car l’hôtel ne ferme jamais, donc le roulement du personnel était plus important. Il y a environ 40 employés au restaurant. Le personnel de cuisine est stable, mais en salle on a dû repartir de zéro. Le maître d’hôtel qui était là depuis 25 ans est parti car il a voulu changer de vie. J’ai fait des essais avec quelqu’un qui n’a pas réussi à constituer une équipe. Ma vision divergeait parfois avec celle de certains membres du personnel. Cette période est très singulière et inédite, je n’avais jamais connu ce genre de problématiques en tant qu’hôtelier / restaurateur auparavant.
Certaines ont-ils refusé de se faire vacciner ?
J-A.C – Il n’y en a pas beaucoup, 2 ou 3 je dirais. Ils ont préféré quitter leur travail sans vraiment savoir ce qui les attendait. Mais les derniers réticents se sont finalement fait eux aussi vacciner, sinon ils ne pouvaient plus travailler.
Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis la pandémie ?
J-A.C – La combinaison des 3 étoiles et de Top Chef amène du monde. Je vois la puissance de la télévision, nous avons reçu beaucoup d’émissions : « Sept à huit » « 66 minutes »… Et le fait que Glenn Viel soit devenu le nouveau jury de Top Chef a fait une différence. Quand je fais le tour des tables aujourd’hui, beaucoup viennent pour la première fois, la clientèle est plus jeune et aussi plus locale, ce qui prouve qu’elle a changé, grâce à cette exposition. Les gens sont déçus quand Glenn n’est pas présent. C’est pour cela que j’ai décidé de fermer le restaurant deux jours par semaine, afin qu’il soit présent physiquement à Baumanière lorsque les tournages de Top Chef reprendront mais aussi pour lui permettre de se reposer et de récupérer !
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