« Si la gastronomie française veut continuer exister hors de l’Hexagone, elle doit cesser de se contempler et commencer à écouter le monde qui l’entoure. »

Gastronomie française à l’étranger : pourquoi l’érosion continue ?

Il fut un temps où ouvrir un restaurant français à l’international relevait d’un challenge de prestige pour un chef étoilé. Un(e) chef(fe) médiatique, une carte épurée, des nappes immaculées et un service compassé : la grande cuisine française exportait son modèle avec l’assurance du maître régnant sur son domaine. Aujourd’hui, cette certitude vacille. Les ouvertures mais aussi les fermetures s’enchaînent, les projets s’essoufflent, et même les plus grands noms comme Frédéric Anton ou Mauro Colagreco à Shanghai, Anne-Sophie Pic à Singapour (Londres annoncé ce début de semaine par la presse spécialisée) et bien d’autres ont tiré les rideaux de certaines de leurs tables.

Frédéric Anton à Shanghai

La gastronomie française s’est embourbée dans son propre récit.

Même les plus grandes toques françaises comme celles des chefs Yannick Alléno, Alain Ducasse, Guy Savoy ont cumulés autant de succès que de fermetures, alors pourquoi mêmes eux ne parviennent plus à convertir les gourmets étrangers à la cause tricolore ?. Tout simplement parce que le monde a changé, et que la gastronomie française malgré ses adaptations, n’a pas abandonné certains codes qui alourdissent le savoir faire.

L’illusion de la suprématie culinaire – La cuisine française a longtemps capitalisé sur une idée héritée d’Auguste Escoffier : elle serait la référence universelle. Or, cette préséance n’est plus qu’un souvenir. La mondialisation a non seulement ouvert les frontières du goût, mais elle a aussi rééquilibré les rapports de force culinaires. À Dubaï, Bangkok, Hong Kong, Londres, Shanghai, Singapour considérées comme des capitales gastronomiques, l’héritage de la cuisine française ne suffit plus. Les clients veulent plus de local, sublimé par les talents du cru. Un chef singapourien sera toujours plus à l’aise pour magnifier des produits asiatiques qu’un chef français parachuté avec son beurre Bordier et ses poulets de Bresse.

Anne-Sophie Pic en 2019 à Singapour

Les consommateurs ne veulent pas d’une transplantation aveugle, ils réclament une osmose.

Les consommateurs étrangers, y compris les touristes, recherchent de plus en plus une expérience culinaire ancrée dans l’identité locale, c’est d’ailleurs le constat fait par le guide Michelin depuis quelques années, n’hésite pas à honorer les cuisiniers locaux, et mêmes certains restaurants en version « street food » en leur décernant des étoiles.

Une table gastronomique qui ne fait que transposer des recettes françaises sans y intégrer une sensibilité régionale peine à susciter un réel engouement. Les attentes ont changé : il ne s’agit plus d’être un « ambassadeur de la tradition« , mais de « savoir dialoguer avec les terroirs étrangers« .

Les grands chefs français, eux, ont souvent joué la carte de la fidélité à leur répertoire, cette posture leur a valu une aura inébranlable dans certaines sphères, mais elle s’est révélée un frein à l’expansion durable de leurs restaurants à l’étranger. Le refus de l’hybridation culinaire a fini par les marginaliser dans un paysage gastronomique de plus en plus mondialisé et exigeant.

Un modèle économique fragile – Derrière les ouvertures en grande pompe, la réalité économique rattrape vite les chefs expatriés, un restaurant gastronomique français coûte cher à opérer. Design sur-dosé, produits importés, encadrement d’expatriés ( chef de cuisine, chef pâtissier, directeur de salle ou sommelier … ), personnel formé à la française, complexité du service : tout cela pèse sur les marges. Résultat ? Des additions trop souvent stratosphériques pour un public qui n’en voit plus l’intérêt. Pourquoi payer un menu dégustation plusieurs centaines d’euros pour un repas français, quand une table locale propose une expérience équivalente, voire plus immersive, à moitié prix ? La gastronomie française ne s’est pas seulement embourgeoisée : elle s’est isolée.

Les dîners compassés, la valse des chariots d’argent et les assiettes sous cloche semblent poussiéreux

Les attentes associées au modèle français constitue un autre frein, un service souvent trop lourd, un brigade trop importante, la porcelaine fine, les chariots de fromages importés, tout ça séduit moins une clientèle de plus en plus habituée aux formats plus décontractés. L’ADN du restaurant gastronomique français, pensé pour un cadre précis, peine à s’adapter aux nouvelles réalités économiques.

Les concepts les plus rentables aujourd’hui reposent sur une logistique simplifiée et une identité culinaire forte. La cuisine française haut de gamme, en revanche, reste associée à des contraintes lourdes et à une approche rigide de l’expérience gastronomique. Cette inflexibilité a contribué à son recul face à des propositions plus agiles et attractives.

L’exception japonaise : une fascination mutuelle – Un bastion résiste encore et toujours : le Japon. Là-bas, la cuisine française n’est pas perçue comme une importation étrangère, mais comme un art en parfaite résonance avec la philosophie japonaise du détail, de la rigueur et du respect du produit. Les enseignes sous signature comme Robuchon, Bocuse, Ducasse y trouvent encore un terrain fertile, ici le public ne cherche pas à déguster « local », mais plutôt à expérimenter une excellence française maîtrisée. Un cas unique, mais non généralisable.

Anne-Sophie Pic vient de signer l’offre sucrée du Café Dior dans le quartier de Ginza à Tokyo

Le Japon est un cas à part, car sa culture gastronomique a toujours entretenue une forme de dialogue respectueux avec les techniques françaises. L’exigence des produits, la discipline des cuisines et le souci du geste précis trouvent un écho dans l’univers de la haute gastronomie française. Ce n’est pas un hasard si les chefs français y réussissent mieux qu’ailleurs. Mais cette réussite repose sur un facteur clé : l’adhésion profonde du public japonais à l’art culinaire français. Ailleurs, cet engouement n’existe plus beaucoup, si le Japon reste une terre d’accueil pour les grands noms hexagonaux, ce modèle n’est pas reproductible dans le reste du monde, où les préférences s’orientent vers des expressions plus enracinées et plus contemporaines.

Le chef Jean-Baptiste Natali au Kempisky Bali réussi bien avec sa table gastronomie située dans un aquarium géant

Julien Royer ou Christophe Lerouy à Singapour, Daniel Boulud ou Jean-Georges Vongerichten à New York ( qui ont de nombreux restaurant aux USA, mais qui sont présents à leur table gastronomique étoilée ), Nicolas Lebec à Shanghai, Guillaume Galliot à Hong Kong, Jean-Baptiste Natali à Bali, David Hemmerlé à Moscou … : ceux qui réussissent dans leur table gastronomique ne sont pas ceux qui ouvrent des antennes haut de gamme à distance, mais ceux qui s’ancrent dans le pays et sont présents tous les jours sur place, car le client ne veux pas seulement une signature, mais un contact direct. Le guide Michelin y est sensible, même si cette année le guide rouge à sanctionné le restaurant Daniel à NYC.

Le chef Cyril Lignac vient d’ouvrir à Dubaï

Une alternative possible : la bistronomie et le festif – Si la haute gastronomie française peine à séduire, un autre segment pourrait lui redonner des couleurs : la bistronomie et les concepts festifs. Une cuisine plus accessible, moins figée, portée par des chefs qui vivent sur place, voilà peut-être la clé du succès.

Le chef Jean Imbert un parcours atypique à l’étranger, mais qui semple fonctionner
Le Cheval Blanc St-Barth par Jean Imbert

La bistronomie répond à une demande nouvelle : celle d’une cuisine de qualité, mais décomplexée. Des plats identifiables, une exécution impeccable, mais sans la théâtralisation lourde de la gastronomie traditionnelle. Ce format permet une adoption plus fluide par les clientèles locales, sans l’étiquette élitiste qui rebute de plus en plus.

Le consommateur d’aujourd’hui veut de l’émotion, du sens, du partage, du rythme, pas une grande messe. 

Les concepts festifs ajoutent une autre dimension essentielle : le plaisir immédiat, l’expérience sociale et le spectacle culinaire. En intégrant des éléments ludiques et conviviaux, la cuisine française peut regagner en attractivité sur des marchés saturés de concepts austères. Là où les grandes tables peinent, les formats plus légers prospèrent, ouvrant un nouveau chapitre pour la présence française à l’étranger.

Le chef Akrame Benallal a ouvert Shirvan Métisse à Doha avant la coupe du monde de football, mais le restaurant n’a pas duré malgré un concept de cuisine ethnique qui d’ailleurs fonctionne bien à Paris et Marrakech

Ainsi le chef Yannick Alléno développe PavYllon, son concept de restaurant au long comptoir, où l’ont peut voir les cuisiniers s’exprimer. Le chef Cyril Lignac développe à l’étranger ses « Bar des Près » autour d’un concept plus asiatique (Londres, Dubaï)… Quant au chef Jean Imbert qui a repris les cuisines du Plaza Athénée à Paris, il multiplie partout dans le monde des concepts de restaurant où la bistronomie à su s’adapter aux goûts des clients internationaux. Le chef Jean-François Piège lui continue à développer des tables à l’étranger sous l’enseigne Clover ( Marrakech et Taipei ) alliant le savoir faire du chef à un concept de cuisine d’esprit méditerranéenne telles qu’ils les présentent à Gordes, Saint-tropez et bien sûr Paris. Dernier chef français à s’essayer à l’étranger le chef parisien David Toutain qui vient d’ouvrir à Hong Kong ( Feuille ) et Bangkok ( Dues au Ritz Carlton ).

Dues par David Toutain à Bangkok

Un virage nécessaire – La cuisine française n’a pas perdu son attrait, mais elle doit repenser son modèle. Finis les temples gourmets hors-sol : place à une intégration intelligente, une adaptation des formats et une meilleure lecture des attentes locales. Le monde ne veut pas forcément d’un foie gras sauce Périgueux à Singapour, mais peut-être d’un concept plus hybride, mêlant savoir-faire français et ADN local. Si la gastronomie française veut exister hors de l’Hexagone, elle doit cesser de se contempler et commencer à écouter le monde qui l’entoure.

Voir les commentaires (1)

  • En observant les fermetures de restaurants au niveau mondial, on constate rapidement que cette tendance ne se limite pas à la cuisine française. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution :
    L'obtention d'une ou deux étoiles Michelin n'est plus synonyme de rentabilité économique. Au contraire, cela peut représenter une charge financière considérable.
    Un dîner gastronomique haut de gamme pour deux (toutes cuisines confondues) représente aujourd'hui un investissement de 600 à 2000 euros. La classe moyenne, qui constituait une clientèle fidèle jusqu'aux années 2000, ne peut plus se permettre ces expériences. Quant aux clients fortunés, ils ne sont pas systématiquement attirés par le concept du chef-star.
    Le paysage culinaire s'est diversifié. De nombreuses alternatives aux grandes tables ont émergé, proposant une cuisine de qualité avec des bons ingrédients, mais dans un cadre moins formel.
    Les discours sur "l'art culinaire", la "créativité" et autres manifestes ne sont que des arguments marketing qui séduisent principalement les journalistes. La réalité est que le client n'est pas tenu d'adhérer à cette rhétorique, il recherche avant tout une cuisine qui correspond à ses attentes.

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