Anne Sophie Pic  » Je suis très attachée à un certain respect, une éducation entre membres d’une brigade. « 

  C’est dans le magazine L’Express rubrique L’Express Style que vous pourrez retrouver la dernière interview de la chef 3 étoiles Anne-Sopie Pic … 

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EXTRAITS

Anne-Sophie Pic est issue d’une des plus grandes familles de la gastronomie française. À la tête d’un groupe international, la cheffe triplement étoilée répond à notre questionnaire Cuisine et confidences.

Rarement une famille n’a autant fait partie intégrante de la gastronomie française. Les Pic sont chefs de génération en génération depuis plus d’un siècle dans la région de Valence: Sophie, André, Jacques, et aujourd’hui Anne-Sophie. Le restaurant passe de l’Auberge du pin (route de Saint-Péray) à la Maison Pic (à Valence) en 1934 et chaque chef(fe) du lieu connaît des hauts et des bas.  

André, Jacques et Anne-Sophie obtiennent tous les trois étoiles au guide Michelin. Lorsque Jacques -père d’Anne-Sophie- décède subitement en 1992, à 59 ans, la Maison Pic tremble. Le frère d’Anne-Sophie tient un temps les pianos, jusqu’à ce que la cuisinière prenne en main la destinée familiale avec succès. Aujourd’hui, à 48 ans, Anne-Sophie Pic est avec son mari David Sinapian- à la tête d’un groupe international, comptant des établissements à Paris, Londres et Lausanne, ainsi que des épiceries et une école. La cheffe répond à notre questionnaire Cuisine et confidences. 

Quel est votre premier souvenir gourmand?

Les écrevisses que je chipais, toute petite, au grand dam de mon père. C’est ma madeleine de Proust. On faisait le fameux gratin de queues d’écrevisse sauce Nantua que mon grand-père avait élaboré -en même temps que Fernand Point. Du coup, des kilos d’écrevisses étaient décortiqués à chaque service. Dès que je passais en cuisine, j’en chapardais. Elles étaient tout juste bouillies, sans aucun assaisonnement, donc avaient cette légère amertume. J’ai toujours aimé l’amertume. J’étais une enfant difficile, et mon fils est comme moi: j’aimais de choses « inhabituelles », comme les betteraves ou l’huile de foie de morue. En tant qu’enfant, on ressent parfois la nourriture comme une émotion forte. Manger avait une signification particulière. Je ne mélangeais jamais les ingrédients entre eux dans mon assiette, il fallait que j’aie le goût de chaque aliment séparément. On pourrait penser que j’avais accès à beaucoup de choses, mais au quotidien nous profitions d’une cuisine très épurée. Ma mère y tenait. Donc j’avais deux versions en parallèle de la cuisine: du complexe de par mon père, et du simple et végétal de par ma mère. Cela a été une chance. 

Quel est le plat qui vous a le plus émue?

Le chausson aux truffes de mon père. Probablement parce que lorsqu’il me l’a fait goûter, adolescente, il m’a fait comprendre que c’était un mets d’exception qu’il fallait apprécier à sa juste valeur. On a toujours eu une approche de la vie très simple en famille, mais il fallait aussi reconnaître qu’il y avait des choses exceptionnelles et les considérer comme telles. C’est montrer un certain respect pour ce que la nature peut donner. La truffe reste encore aujourd’hui un produit d’exception. Et dans le chausson de mon père, il y en avait une entière. Elle parfumait la pâte feuilletée en cuisant. C’était juste sublime. En outre, il y avait l’histoire familiale: c’était la création de mon grand-père, André Pic, même si d’autres grands chefs l’ont reprise depuis. Il l’appelait alors le chausson aux perles de Grignan, comme on nomme les truffes dans la région. Je l’ai refait pour le plaisir il y a deux ans.  

Chocolat noir, lait ou blanc?

…/…

L’ustensile de cuisine dont vous ne pouvez pas vous passer?

Une casserole…/…

Le meilleur conseil que vous ayez reçu en cuisine?

On peut recevoir des conseils -et j’en ai reçu beaucoup-, mais il y a des choses qu’on découvre en cuisinant, aussi. Les astuces sont toujours « en devenir »: on se les crée soi-même avec ce qu’on peut acquérir des autres et de sa propre expérience. À chacun de les faire évoluer. La transmission est très importante pour moi. Et je transmets à mes équipes ma vision. Est-ce qu’elle est juste? Je ne sais pas, mais je la revendique.  

Quel est votre plaisir coupable?

Il y a très peu de bonbons à la maison mais quand je croise une fraise Tagada, j’ai du mal à résister! La texture me plaît davantage que le goût, sans oublier ce côté facile. Ce qui est d’ailleurs dangereux avec ces bonbons : cet apport de sucre immédiat fait du bien.  

Enfant, j’ai eu la tyrannie -bienveillante bien sûr- de mon père sur le fait de ne pas acheter des bonbons ou des boissons industriels. Je fais un peu la même chose avec mon fils. Je veux qu’il ait une alimentation équilibrée, mais un petit jeu s’est créé: Nathan demande à son père ce qu’il sait que je lui refuserai.  

Quel est le plat que vous réussissez à chaque fois?

Un riz pilaf arménien, que ma belle-mère m’a transmis. C’est le plat facile que je réalise durant la semaine, quand je n’ai pas le temps. Il faut savoir que pour le dîner, c’est moi ou ma mère qui préparons le repas. J’ai besoin de cette cuisine simple et familiale. J’en réussis d’autres aussi (rires). 

Quel est votre dessert fétiche?

L’île flottante. J’adore la légèreté du blanc d’oeuf et l’onctuosité de la crème anglaise. Mon arrière grand-mère, Sophie -celle qui a mis la famille aux fourneaux-, faisait une île flottante aux pralines roses à tomber. Ce dessert est presque mythique chez nous, donc on a toujours eu une île flottante à la carte. Dernièrement, on l’a retravaillée avec plein d’aromatisations, notamment pour nos verrines.  

Quel plat aimez-vous faire pour votre fils?

Les oeufs sous toutes leurs formes: une bonne omelette baveuse à l’oseille, des oeufs brouillés, des oeufs à la coque avec des mouillettes de pain de campagne… Le dimanche soir, on fait toujours un dîner à base d’oeufs. Le midi, c’est poulet! 

Votre légume préféré?

Encore un souvenir d’enfance et toujours l’amertume: l’asperge blanche de Saint-Donat et sa sauce hollandaise. Aux beaux jours, nous les mangions sous le tilleul du jardin, le mercredi midi, jour de fermeture du restaurant.  

Vos rituels en cuisine?

Quand j’arrive, je goûte tout. C’est une manière pour moi « d’étalonner » chacun à son poste. Je suis un peu comme le diapason qui donne le « la ». Et c’est aussi un moment privilégié d’échange avec chacun des membres de ma brigade. 

L’élément que vous n’arrivez pas à retirer de votre carte?

Mon plat signature: les berlingots, symboliques de ma cuisine. Ils sont nés de l’envie de travailler une pâte inédite par son goût, sa couleur, sa forme et qui reprenne l’idée de la raviole de Romans. J’ai eu l’idée du berlingot, inspiré de ceux sucrés de mon enfance. L’innovation réside dans la forme, qui garantit l’équilibre entre la quantité de pâte et de farce et permet d’obtenir un intérieur coulant et onctueux, très gourmande. Il est décliné dans tous mes restaurants en de multiples associations de saveurs, au gré des saisons. 

Votre phrase préférée en cuisine?

« Élevez-vous pour élever la cuisine. » Je suis très attachée à un certain respect, une éducation entre membres d’une brigade. C’est une bataille au quotidien: je n’ai pas forcément que des chefs calmes autour de moi. Mais je me bats pour qu’il n’y ait pas de mesquinerie, pour que les gens travaillent bien ensemble.  

Avec qui auriez-vous aimé cuisiner à quatre mains?

Mon père. Forcément, c’est mon plus grand regret. On a travaillé un peu ensemble: je me souviens d’un week-end …/…

À quoi pensez-vous quand vous imaginez un plat?

Je cherche à toucher l’âme, l’émotion. Je construis un plat non par orgueil, mais pour autrui. Bien sûr, il faut que j’y trouve moi-même quelque chose d’étonnant et d’audacieux.  

Quelle est votre boisson de prédilection?

Le thé, vert principalement, que je bois à longueur de journée. La théine est mon carburant. Ce peut être aussi un moment de quiétude, où je reprends un peu d’énergie.  

Si vous étiez un alcool, vous seriez…

Une côte rôtie de chez mon amie Christine Vernay, un vin d’une grande élégance et d’une jolie complexité aromatique. Elle est ma soeur de goût. J’admire souvent le travail des femmes. Je ne suis pas féministe militante, mais il faut que soit reconnu le travail des femmes à leur juste valeur, notamment par les hommes. Et dans mon milieu, ce n’est pas forcément le cas. 

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