Mais qu’est-ce qu’une cathédrale du vin ?
À la fin du XIXe siècle, quand le phylloxéra ravagea une grande partie du vignoble européen, la Catalogne ne fut pas épargnée. 1910 n’avait pas encore sonné que les vignes catalanes étaient dévastées. Un exode rural massif s’ensuivit, mais tous les vignerons ne jetèrent pas l’éponge. Certains s’employèrent de leurs mains nues à reconstituer le vignoble. Dans cet élan d’énergie, un puissant mouvement coopératif se fit jour ; les communes viticoles catalanes s’organisèrent en syndicats agricoles. Une quarantaine de vastes caves coopératives furent édifiées dans le premier quart du XXe siècle, à partir de 1917 et durant les années 20. Toutes sont l’œuvre de l’architecte moderniste/noucentiste catalan Cèsar Martinell i Brunet, disciple d’Antoni Gaudí (dont on ne présente plus la Sagrada Familia à Barcelone) et historien d’art, également formé aux métiers du vin. La magnificence de leurs proportions et leur style architectural les firent vite surnommer « cathédrales du vin ». Il convient de préciser que le vin n’était pas seul en question : on y produisait aussi de l’huile d’olive.
Il est possible d’admirer, et parfois de visiter, ces extraordinaires édifices en passant de l’un à l’autre comme en un jeu à points dans les terroirs à vin de Catalogne Sud : Penedès, Tarragona, Priorat, Montsant, Terra Alta, Conca de Barberà. Beaucoup ont conservé leurs activités viticoles, souvent réduites à l’heure actuelle, le cadre d’origine ayant été prévu pour une production gigantesque au temps où l’on faisait pisser la vigne. Depuis les arrachages et l’effort récent pour améliorer la qualité, la plupart de ces cathédrales sont devenues trop grandes pour leurs vins. On y vinifie toujours, pourtant, vins blancs, vins rouges, vins rosés et cava ; et dans certaines, on fait encore de l’huile d’olive.
Étant toutes conçues par le même architecte, ces cathédrales viticoles ont un air de famille et leurs éléments constitutifs ne varient pas ; c’est leur plan au sol qui varie : chais géants sous forme de nefs à voûtes paraboliques soutenues par de vertigineux arcs en brique nue renforcés par des nervures du même matériau et reposant sur des piles à encorbellement, elles aussi en brique nue.
Il peut y avoir une, deux ou trois nefs, parfois quatre (une nef en étage au-dessus de la nef centrale ; c’est le cas de la cathédrale de Pinell de Brai), parfois une nef et deux bas-côtés, parfois un « clocher » (château d’eau ou réservoir). Un décor de céramique émaillée peut orner la façade. La référence à l’architecture religieuse crève les yeux, mais d’un autre côté, cette forme est idéale pour organiser une production viticole à grande échelle : les nefs abritent d’immenses cuves de béton. L’étage permet d’accéder au sommet des cuves. Ce gigantisme évoque des quantités phénoménales de vin, mais il n’est pas certain que ces cuves gargantuesques aient toujours fait le plein.
Quand on pénètre pour la première fois dans ce genre d’édifice, le choc est immense. Tant la vastitude du lieu, sa hauteur, que sa splendeur et sa délicatesse architecturale laissent sans voix. La dimension des cuves aussi. On est projeté dans un paradoxe : celui de la production viticole intensive associée à un luxe architectural insensé. Le travail du peuple, de l’ouvrier, l’éthique agraire communautaire, sanctifiés par une des plus belles formes d’art monumental jamais conçues. Et l’on s’aperçoit — si l’on ne s’en est pas rendu compte à Barcelone — que ce style est unique au monde. De même, cette floraison de coopératives viticoles n’a aucun équivalent. Oui, la Catalogne est bien un pays, une culture à part.
L’adéquation totale entre la référence artistique/religieuse et la fonction du bâtiment est aussi impressionnante.
Le style moderniste catalan puisait abondamment dans l’architecture médiévale : les fenêtres rappellent celles des églises. En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’elles imitent la forme de bouteilles.
La quatrième nef, à l’étage, sous la voûte, déploie une orgie de piliers de brique nue, et la forme parabolique est omniprésente. Les jeux d’ombre et de lumière sont magnifiques. Le moindre pas modifie les perspectives. Tout, ensemble et détail, est un chef-d’œuvre. Et il y a près d’une quarantaine de ces coopératives dans toute la Catalogne… Chefs-d’œuvre méconnus, ici en tout cas. En aviez-vous entendu parler ?
La vinification est encore pratiquée à l’arrière du bâtiment.
À l’étage aussi se trouve le moulin à huile d’olive, malheureusement désaffecté. Son énorme pressoir à meules de pierre, ses mécanismes élégants, ses carrelages sont intacts. Si l’on pouvait remettre tout cela en marche…
La cathédrale du vin de Pinell de Brai a échappé au pire ; elle a été rachetée par quelques mécènes, dont un chef qui y a installé un petit espace restauration. La plupart de ces coopératives possèdent souvent une boutique, forcément intéressante car on y trouve non seulement du vin mais aussi d’autres produits agricoles locaux — huiles d’olive, olives, amandes, condiments. Cette coopérative, en plus de ses vins, commercialise un vinaigre de vin rouge maison exceptionnel. On l’achète au litre, directement tiré du fût. Je le recommande vivement.
La visite se termine par une dégustation de deux cuvées encore réalisées dans cette coopérative : L’Indià blanc et L’Indià rouge (DOP Terra Alta). On nous demande : « Vous voulez déguster le blanc ou le rouge ? » Quelle drôle de question. Pourquoi pas les deux ?
Comme d’habitude en Terra Alta, je suis plus impressionnée par les rouges (à dominante de grenache noir) que par les blancs (à dominante de grenache blanc). L’Indià rouge ne fait pas exception : souple, équilibré, tanins fondus, aromatique et carrément délicieux. La cave produit également les cuvées Gambero, Modernista et Gamberillo. Ci-dessus, un petit assortiment de quelques vins qui m’ont séduite dans ces Terres de l’Ebre. Deux blancs et un rouge, mais j’insiste, les rouges sont vraiment le point fort. La suite au prochain numéro, car il reste beaucoup à dire sur cette région fascinante, encore peu développée pour le tourisme.
La cathédrale du Vin de Pinell de Brai C/Pilonet 8 43594 Pinell de Brai. Tél. : +34 977 42 62 34 bodega@catedraldelvi.com
Merci à l’Office de tourisme de la Catalogne, au Patronat de Turisme de Terres de l’Ebre et à Vueling.
À la petite cuillère – Textes et photos : Sophie Brissaud