Chihiro, maîtresse de cérémonie, présente son livre et commente la soirée. Tout au long du dîner, elle nous aidera par ses explications claires et pertinentes à mieux comprendre ce que nous mangeons et buvons. Tout le monde à table — cuisiniers, pâtissiers, maître de café, écrivains culinaires, dégustateurs, dénicheurs de produits, etc. — est d’un haut niveau de sensibilité culinaire ; d’authentiques palais, comme on parle de nez en parfumerie. Chacun est au maximum de son attention gustative, auditive, visuelle et tactile. Le courant passe, l’énergie circule, puissante et ininterrompue, entre tous : les convives, les cuisiniers, Maki qui prépare les thés, et même le photographe qui mitraille. La salle communie en un seul ravissement. C’est un moment d’initiation et de joie.
Certes, c’est une soirée en petit comité, et professionnelle, mais c’est pour moi l’occasion de dire quelques mots sur un art peu connu, celui de la sommellerie du thé, et d’attirer votre attention sur le travail exceptionnel de ce chef, de cette maîtresse de thé, de cet auteur, qui a résulté en cette soirée sublime.
Sans vouloir en faire une longue histoire, le thé, je connais. En particulier le thé de Chine. Je considère, malgré les nombreuses tentatives faites en ce sens, l’exercice des accords mets-thés comme extrêmement difficile, voire impossible dans l’absolu. Les thés, je pense, accompagnent la cuisine mais s’accordent rarement avec elle comme le font les vins. La notion d’accord au sens français n’existe pas en Chine. Le plus souvent, on sert à table du thé pu-er car c’est celui qui facilite le mieux la digestion et calme les nerfs. Parfois, c’est du oolong ou du thé rouge (avec les dim sum), et parfois aussi de l’infusion de chrysanthème quand il fait chaud. On ne fait jamais d’accord « un thé-un mets ». Cela n’empêche personne de tenter la chose, heureusement. Quand ce sont des sommeliers qui s’y collent, ils le font comme s’il s’agissait de vins. Mais le thé n’est pas du vin. D’autres essaient des voies différentes, mais la réussite est inégale parce que le thé ne se prête pas totalement à ce mode de dégustation d’origine française et conçu pour le vin. Tout cela pour dire que des accords mets-thés, on m’en a servi des quantités, mais ça ne m’a jamais complètement convaincue. Jusqu’à ce soir.
Une équipe talentueuse, une vraie dream team, s’est mise au travail pour réaliser ces accords : Chihiro, Nobu, Maki Maruyama (directrice de la maison Jugetsudo à Paris) et Alexandre Philippe Rimbaud, sommelier du restaurant Botanique, également présent à ce dîner. Tout a été fait avec beaucoup d’intelligence, de finesse et de justesse de goût. Les plats et les thés étaient en grande harmonie, haut perchée, presque magique : les saveurs étaient équilibrées, contrôlées, nettes et sans contraste excessif qui aurait rompu le dialogue. Le secret de l’accord thé-mets, c’est d’éviter les contrastes. Ce sont des associations « en plan » et non en relief, comme les tesselles d’une mosaïque dont aucune ne doit dépasser. J’avais déjà une notion de ce principe à force de boire des thés, mais ce soir, j’en ai la confirmation, car c’est réellement ainsi que les accords ont été travaillés.
Chihiro présente les amuse-bouche sur un plateau de laque rouge : des carrés d’algue nori grillée, nature ou à l’huile d’olive et à la fleur de sel. Elle en propose ici à François Gagnaire, chef du restaurant Anicia.
Deux bouchées aériennes ouvrent ce menu dégustation : maquereau shime saba en marinade sel-vinaigre, umeboshi, shiso pourpre séché, pistou de shiso vert et thé gyôkuro. Un shincha (sencha nouveau) infusé à 80 °C répond par sa vivacité à la légèreté désinvolte de ce plat. Ce n’est pas parce que le shincha est un thé dans son enfance qu’il ne faut pas le prendre au sérieux. C’est le plus riche en vitamine C et en théine. Il est recommandé de le boire plutôt le matin. Il a cette saveur fine de févette fraîche et ce nez de fleur de sureau caractéristique des thés verts nouveaux.
Les saveures vertes et végétales de l’asperge verte tiède, olives vertes et noires, salade de jeunes pousses du printemps, vinaigrette de thé matcha sont mises en valeur par un matcha au yuzu délayé dans de l’eau San Pellegrino frappée. Les bulles amplifient le goût du thé en premier plan, la note fondue du yuzu en second plan. C’est merveilleusement frais, et on en boirait bien plusieurs verres. Accord parfait. À refaire chez soi (avec du matcha au yuzu évidemment).
Ces jiaozi (ravioles chinoises) au bouillon de poule concentré, infusion de thé sencha au jasmin sont délicats et hauts en goût. La farce contient des crevettes et du jus de gingembre, la pâte est d’une finesse arachnéenne. Un sencha tsuki glacé est servi au verre, cette fois dilué à l’eau plate. L’accord est, là aussi, remarquable.
Chihiro (qui a déjà pris le même repas au déjeuner) m’a déjà prévenue en douce : « Tu vas voir, le risotto, il est top ! » Et comment ! C’est un grand plat, ce risotto de coques au dashi de kombu, nori vert feuilles entières et genmaicha confit. Le dashi, le nori, les fruits de mer apportent une sapidité, une longueur de goût peu communes (OK, OK, c’est l’umami. J’ai créé l’Association internationale pour la traduction du mot umami par « sapidité ». Pour le moment, elle compte un membre). On peut parler d’alchimie. Les notes de céréale grillée du genmaicha chaud (thé sencha au riz soufflé) rejoignent à cent pour cent le riz al dente et les notes marines complexes.
Interlude (qui a dit « trou normand » ? Je crois bien que c’est moi). Un thé gyôkuro misho infusé à 60 °C, un des thés les plus rares et les plus chers du Japon, servi seul dans une petite coupe à saké. Ce thé est récolté deux heures avant le lever du soleil, et on n’y perçoit aucun tanin, aucune théine : juste de la saveur, de l’arôme pur. À ma droite est assis Hippolyte Courty, de L’Arbre à Café. Un palais de guedin, lui. Dès qu’il entend le mot gyôkuro, il réagit : « Ça y est, je vais encore me mettre à chialer ! — Pourquoi, Hippolyte ? — Parce que ça me fait toujours ça, le gyôkuro ! Ce sentiment de solitude ! Cette tristesse infinie ! — Oui, observé-je après avoir humé la petite tasse, mais tu vas voir, celui-ci est un gyôkuro moins triste. Il est même presque joyeux. » Hippolyte en convient. Mais je comprends ce qu’il veut dire. La saveur du gyôkuro est entre chien et loup, chargée d’une poésie mélancolique. C’est un thé de méditation, un son de flûte de bambou dans la nuit.
Avant le dîner, Mehdi fait griller des coffres de pigeon sur la plancha, les retournant et les déplaçant constamment. Des parfums envoûtants s’élèvent déjà dans la salle.
Pour accompagner ce pigeon rôti, betterave, cerise, noisette, jus à l’infusion de thé hôjicha (thé légèrement torréfié), on a prévu l’amertume herbacée, le sublime gazon coupé d’un thé matcha fouetté en koicha (infusion forte, une vraie crème de thé).
Le dessert se présente sous la forme de ces bijoux appelés wagashi et qui, ce soir, sont plutôt des chagashi, des pâtisseries pour le thé. Le plus souvent composés de pâte de haricot rouge sucrée et de riz gluant, ces petits gâteaux ont des saveurs délicates qu’il faut apprécier en faisant régner le silence en soi. Le thé, évidemment, est leur compagnon idéal : ici, un matcha fouetté en usucha, c’est-à-dire en infusion légère, le matcha de la cérémonie du thé.
J’avais toujours trouvé, méditation à part, les wagashi fades et uniformes. C’est parce que je n’en avais jamais mangé de bons : ces adorables confections viennent du restaurant Walaku, près du Bon Marché. Elles sont délicieuses et même addictives. Si Chihiro était là, elle rappellerait que j’en ai mangé quatre et même cinq. Ben quoi ? Il fallait bien que je les essaie tous. Lui, là, le petit vert, et le rose tout ébouriffé qui s’appelle Hortensia et qui ressemble à un bonnet de bain d’Américaine des années 60… Et le petit beige qui ne paie pas de mine mais qui contient de la pâte de marron, et le jaune et mauve en forme de figue qui contient je ne me souviens plus quoi mais c’était vachement bon. Que veux-tu, Chihiro, quand on rencontre ce genre d’objet adorable, on n’a que deux solutions : lui faire des bisous ou le manger. J’ai choisi.
J’ai bien fait, d’ailleurs, de prendre des forces au dessert, car je dois vous donner une flopée d’adresses :
Jugetsudo, maison de thé – 95, rue de Seine, Paris VIe. Tél. 01 46 33 94 90. Ouvert de 11 h à 19 h sauf dimanches et jours fériés.
Vous pourrez trouver à la boutique Jugetsudo tous les thés que nous avons dégustés lors de ce dîner, les algues nori grillées et tous les ustensiles nécessaires pour préparer les thés (sans oublier de magnifiques porcelaines du Japon, très beau très cher). Jugetsudo vous servira aussi le thé de votre choix accompagné de petites pâtisseries au thé vert.
Le chef Nobu Shigeta officie au Jules Verne
Les breuvages épatants d’Alexandre Philippe Rimbaud peuvent être dégustés à Botanique
Et si vous voulez consulter la programmation de Table Ronde, allez voir, c’est intéressant.
Remerciements chaleureux à : Chihiro Masui, Maki Maruyama, Ézéchiel Zérah, Hélène Clément, Hisanobu Shigeta et son équipe, Alexandre Philippe Rimbaud, Table Ronde.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud