En tête de cet article, une gaufre. Toute petite, un amuse-bouche. Un amuse-bouche, entre les mains d’un grand chef, est un haiku qui réalise la synthèse de son art. L’histoire tout entière doit se ramasser en une bouchée avant de se dérouler au rythme du repas. Cette petite gaufre au vieux parmesan en est l’exemple parfait : croustillant, tendresse, saveur et une touche d’humour léger, presque imperceptible. Avant que tout soit raconté, tout est déjà dit.
En août, goûtant un peu de repos en Finistère Sud, je tombe sur un article de Ouest-France intitulé Retour aux sources pour Christian Le Squer. J’apprends que ce retour aux sources a lieu au Moulin de Rosmadec, à Pont-Aven. Or Pont-Aven, c’est à deux pas. Quatre kilomètres exactement. On serait vraiment bête de ne pas s’y ruer. Et c’est ce précisément ce que nous avons fait quelques jours plus tard.
Le don d’amplifier les saveurs, écrivais-je en 2016 lors de mon passage au Cinq. Contrairement à pas mal d’autres repas étoilés, celui-ci m’a laissé un souvenir puissant : l’intensité des goûts, un travail intuitif et raffiné, une rigueur implacable au service de la gourmandise. Je sais que je vais retrouver au Moulin de Rosmadec cette acuité de médium sur les produits de la mer, cette compréhension à demi-mot des saveurs, cette capacité à évoquer des lieux, des paysages, des époques même, par le sens du goût. Je sais aussi que je vais trouver autre chose, car, comme le site de Rosmadec le rappelle sans cesse, l’eau coule sous les ponts et le temps passe. Mais est-ce vraiment la marche du temps rationnelle, toujours vers l’avant, un pas puis l’autre, sans retour en arrière, dont je vais faire l’expérience ? Pas sûr. Bretagne, retour aux sources, produits locaux, Ledoyen (où Christian Le Squer officiait naguère) : le temps va m’arriver en pièces disparates, je le sens, et tant mieux.
Cette crise mondiale étrange que nous traversons depuis le début du printemps est beaucoup de choses à la fois ; elle est entre autres une crise philosophique. Certains tombent malades, certains meurent, certains s’en mettent plein les poches, certains cherchent à bloquer l’inévitable, et certains réfléchissent, pensent, méditent. En cuisine, en restauration, le ciel nous est tombé sur la tête. Il va falloir des moyens, il va falloir de l’argent pour s’en sortir. Mais surtout, il va falloir du bon sens et des idées. Et si je peux me permettre, en cuisine comme en tout le reste, il va falloir éviter de recommencer les âneries du monde d’avant. Merci à ceux qui l’ont compris.
S’il y a quelqu’un qui l’a parfaitement compris, c’est Christian. « Aujourd’hui, confiait-il récemment à Ouest-France (autre article), j’ai envie de transmettre aux jeunes chefs ma connaissance du patrimoine culinaire à la française. Mais aussi d’accompagner l’évolution des palais. » Outre cela, le monde d’après laisse pas mal de monde sur les dents, il va falloir réinventer la gastronomie — et Christian n’oublie pas de garder sa cuisine accessible : les menus du Moulin de Rosmadec sont à 36 euros (quatre services) et 56 euros (cinq services).
Pendant la pause de six mois que le virus a imposée au Cinq (qui devrait rouvrir à la mi-octobre), Christian Le Squer a regagné la maison familiale, à Étel, et s’est concentré sur ses deux restaurants bretons : le Paris-Brest, la brasserie de la gare de Rennes, inaugurée il y a un an, et la reprise des cuisines du Moulin de Rosmadec à Pont-Aven, ancienne institution locale (premier restaurant étoilé du Finistère en 1933) à demi dissimulée dans la verdure, au bord d’une rivière murmurante parcourue de cygnes.
Ce moulin à eau du XVe siècle converti en restaurant au début du XXe fascine d’abord par son cadre, fait de volumes distincts, de terrasses et de salons, d’espaces chacun doté de son âme. Intimité, grâce, charme des choses anciennes, splendeur du vieux granit finistérien, légèrement doré, paraissant plus modelé que taillé : c’est là que Christian est venu concilier modernité et tradition avec un art qui n’appartient qu’à lui, ajoutant sa connaissance profonde de la Bretagne et de ses produits. « Le produit est très facile à sourcer en Bretagne, dit-il. Cela fait partie de mon ADN, j’ai été élevé autour de belles matières premières, c’est comme ça que j’ai pu affûter mon palais. »
Pour transmettre son énergie et diriger la cuisine de Rosmadec, Christian a choisi Sébastien Martinez, trente-deux ans, collaborateur de longue date, doté, dit-il, « d’une capacité d’écoute et d’une élégance du palais ». Ce Rennais d’origine, saucier hors pair, a commencé sa carrière avec le chef Michel Hellio, à La Voile d’Or (Sables-d’Or-Les-Pins). Après un intermède à La Grande Cascade puis un passage chez Alléno, il a travaillé huit ans auprès de Christian Le Squer chez Ledoyen — détail important, car il reconnaît que ses plats restent fidèles à l’inspiration de cette époque et aux bases de la cuisine du chef. Cela, aussi, est un retour aux sources.
Les premiers amuse-bouche arrivent sur un morceau de littoral blanchi par le soleil. Je reconnais les coquillages de mes après-midi de plage, à Raguenez, Tahiti, Dour-Veil, Kerfany. Tartare de homard sur galette de sarrasin, coque en gelée de pamplemousse, maquereau mariné, purée de champignon iodée, les saveurs sont fraîches et vives. Elles se posent un instant sur terre et s’envolent. Ce qui reste est l’estran à marée basse.
Un cidre Les Silex d’Antoine Marois (Cambremer) accompagnera la première partie de mon repas. Différent des cidres bretons par sa petite amertume qui sent bien son pays d’Auge.
Mon amie optera pour un remarquable bourgogne rouge roncevie du domaine Arlaud.
En seconde partie, un verre de riesling d’Albert Mann frais, droit et à peine pétroleux.
Arrive cette merveilleuse langoustine du Guilvinec, cristalline et croquante sur sa gelée de fumet de langoustine hyperconcentrée et nappée à table d’une légère mayonnaise au siphon. L’iodé vient se fracasser comme une vague sur le crémeux, la mer sur la terre, le sauvage sur le sophistiqué. Du grand art.
Je connais ce tartare végétal « carné » ponctué de ses pommes paille ; il me subjugue à chaque fois. Arriver à capter, dans la tomate pressée, sa fibre qui la rend presque semblable à une viande, soutenue par la puissante sapidité du fruit-légume, c’est presque aller au-delà de la cuisine pour méditer sur la biologie : la frontière mouvante entre animal et végétal.
Très grand, très beau plat, breton jusqu’au bout des chips, cet artichaut rôti, eau d’artichaut, parfumé au thym citron. Un concentré de parfum, la quintessence du légume qui prend des accents de tabac, de réglisse, de viande rôtie. Décidément, le chef sait jouer avec les frontières.
On peut voir sur la photo la justesse de cuisson de cette dorade. La sauce vierge et les pétales de tomate accentuent sa fraîcheur. Un magnifique poisson d’été, une assiette très douce.
Ce plat seigneurial qui arrive avec la majesté d’un Louis XIV empanaché est le fameux homard au château-chalon du chef Le Squer que tant de foodies jet-setteurs internationaux m’ont décrit en termes dithyrambiques. J’ai enfin ce plat devant moi, non sans émotion, et il est vrai que c’est une merveille dans sa bisque de corail orange vif, ses krampouz croustillantes et le goût si doux, si profond, si noble du vin jaune.
Petit intermède sardine irrésistible, au cas (très improbable) où l’on oublierait un instant le goût de la mer. Le petit poisson breton, sous sa tuile noire qui fait l’effet d’une lingerie fine, est servi avec des amandes fraîches et une râpée d’écorces de citron. Simple, beau, concis, mais libérant tout l’océan en une bouchée.
Comme on le voit, le carné, le terrestre, l’Argoat a pris son temps pour faire son entrée. L’Armor avait tant de choses à dire ! Mais ce ris de veau pelotonné sur son nid d’épinards au milieu d’un jus herbacé au lait ribot (au goût, toutes les herbes du jardin semblent y être passées) m’étonne. Il a quelque chose de nouveau qui, en réalité, est quelque chose d’ancien. Depuis quand n’avait-on pas servi un ris de veau nuageux, crémeux, léger comme un flocon de neige et juste relevé par un passage au gratin ? Les chefs d’aujourd’hui ne le servent plus que croûté, rissolé, doré, et c’est bon, OK, mais il était temps d’essayer autre chose. De rendre au ris de veau sa douceur, son confort, ses légumes — son innocence.
Le premier dessert, le givré laitier levuré, est un classique de Christian Le Squer. Cette composition abstraite monochrome est un travail sur le laiteux, la levure, le chocolat blanc, l’amande. Dans ce contexte, il apparaît plus radicalement breton que jamais.
Le délicieux Caram’Bar d’antan, exercice fondant et subtil sur la barre chocolatée, est aussi un classique.
La suite, qui met en œuvre les fraises de Plougastel, est plus directement régionale : les fruits rouges sont légèrement cuisinés dans leur jus, servis avec une crème légère et recouvertes à table d’un pétillant glacé. Nous sortons de table ravies de ce déjeuner vivant, brillant, étincelant de talent et d’intelligence. Le Moulin de Rosmadec repart au quart de tour et je ne saurais trop vous conseiller de goûter prochainement sa nouvelle vie. De toute façon, on ne fait jamais d’erreur en allant en Bretagne. Et le pays d’Aven est un enchantement.
Le Moulin de Rosmadec, venelle de Rosmadec, 29930 Pont-Aven.
Tél. : 02 98 06 00 22. Fermé lundi et mardi. Menus Effluve (36€, 4 services) et Nuance (56€, 5 services) ; carte environ 70€.
À la petite cuillère
Textes et photos (sauf les images 2 et 6
dans le corps de l’article, ©DR) : Sophie Brissaud.