Alain Ducasse et le Collège culinaire de France rencontrent les bergers d’estive du pays Basque à Saint-Jean-de-Luz

Le 28 octobre 2018 a été un très beau dimanche basque. À l’initiative de Beñat Moity, fromager affineur, le Collège culinaire de France et les bergers d’estive se sont rencontrés sous les halles de Saint-Jean-de-Luz. Les bergers étaient descendus de leur estive avec leurs tommes, quelques brebis, un agneau et un chien. Ce fut l’occasion d’échanges intellectuels et gourmands, la promesse de nombreux projets et d’une hâte non dissimulée de se retrouver l’année prochaine, même heure, même adresse.

Beñat (à droite sur la photo, avec Célia Tunc et Cédric Béchade) a parfaitement réussi son projet, faisant coïncider le contenu de cette journée avec ses aspirations les plus profondes, tournées vers l’humanité et la nature. Pour lui, être fromager affineur, ce n’est pas seulement porter les fromages à bonne maturité, c’est s’assurer que toute la chaîne de production, de la terre au consommateur, soit vertueuse. Cela implique de nouer des relations étroites et attentives avec les producteurs laitiers artisanaux. « Le travail de ces éleveurs, dit Beñat, n’est pas assez valorisé. Ces gens ne reçoivent pas la considération qu’ils méritent pour leur extraordinaire travail. » Pour instaurer cette considération, ajoute-t-il, il faut commencer par insister sur le juste prix. Pas celui qui l’arrange, pas même celui qui arrange ses clients. Celui qui permet au berger de stabiliser et de viabiliser son activité. Cela passe, parfois, par des conversations animées où Beñat insiste pour payer au producteur plus cher qu’il ne veut vendre. À l’autre bout de la chaîne, il s’agit ensuite de faire comprendre au client que ce n’est pas le fromage qui est cher, c’est la qualité qui a un prix. Beñat ne veut pas seulement affiner les fromages : il veut que leurs auteurs vivent, que la campagne vive.

Paysage près de Banka (pays Basque).

Beñat est un constructeur, mais au lieu de bâtir des forteresses, il perce des trous dans les murailles. Son œuvre consiste à faire se rencontrer les mondes, et notamment à reconnecter un monde rural mal connu, mal compris, mal rémunéré, ivre d’altitude et de nature mais souffrant d’isolement, avec ceux qui peuvent l’aider à se rendre mieux visible, à pouvoir vivre de son travail et, en définitive, à préserver l’élevage de type traditionnel et les races animales anciennes sur lesquelles il repose.

Beñat et Fatou.

Il sillonne donc le pays Basque en camionnette, à la rencontre des éleveurs traditionnels, des bergers d’estive, en montagne d’avril à octobre avec leurs bêtes, occupés chaque jour à la traite, au caillage, au façonnage des tommes et à leur affinage en cayolar (cabane d’estive). Fatou, sa compagne, l’épaule vigoureusement dans son travail et dans sa recherche. On voit l’un et l’autre tantôt dans leur boutique des halles, tantôt dans leur magasin tout proche. Le choix de fromages locaux au lait cru, particulièrement à base de lait de brebis, est impressionnant et toujours à parfaite maturité.

Ce jour-là, tout l’état-major du Collège culinaire de France était là. Alain Ducasse, qui a passé sous ces halles une grande partie de la journée ; Célia Tunc, secrétaire générale ; Christian Regouby (à gauche), délégué général des restaurants et producteurs artisans de qualité. Ainsi que Myriam Ziad, chargée de communication, Samantha Ifri, Bruno Lahanque, Rafael Leyrat

Petite photo de classe des éleveurs d’estive. Je n’ai pas retenu le nom de tous, mais : à gauche, Argitxu Ouret ; en blouson de cuir marron, Maina Chassevent, bergère sans terre. Au milieu, Charles et Thérèse Hoqui. En rouge, Jean-Bernard Maitia, et à droite, Beñat. À côté du patou sagement assis, Laure Fourgeaud, productrice en Dordogne de merveilleux fromages de chèvre, et non pas bergère d’estive mais membre du Collège culinaire.

Une dégustation pédagogique était prévue pour initier le public (sur inscription) aux infinies nuances de goût des tommes d’estive. En effet, quand on a dit Ossau-Iraty AOP, on est loin d’avoir tout dit. Certains éleveurs, d’ailleurs, se détachent de l’AOP afin de pouvoir réaliser des fromages plus proches de la tradition et du terroir. Pas une seule tomme de brebis ne ressemble à l’autre, ne goûte comme l’autre, ne fleure comme l’autre. Toutes les textures sont uniques. Pour certains dégustateurs de ce jour, c’était un éblouissement.

Pendant le colloque, Maina Chassevent prend la parole. Elle insiste sur sa passion : faire du fromage, s’assurer que ses animaux se sentent bien. De gauche à droite, Christian Recchia, expert en filières alimentaires au CCF ; Sabrina Charvet, chargée de mission au CCF ; Cédric Béchade, Beñat Moity, et Mikel Arregui, mareyeur local et fin connaisseur des problématiques marines.

La marque de chaque producteur ne se reconnaît pas seulement au goût mais aussi à la vue : on peut reconnaître l’auteur d’une tomme à son aspect, à sa couleur, à sa taille, à sa forme. Cela s’appelle le style. Ici, les tommes de Maina Chassevent : petites, denses, douces et aromatiques. Maina soigne un troupeau de brebis basco-béarnaises et produit également fromages lactiques, fromage blanc et des yaourts que je compte personnellement parmi les meilleurs du monde.

Jean-Bernard Maitia, Beñat Moity et Cédric Béchade.

Petit zoom sur les éleveurs, Beñat, Laure et le patou, toujours aussi sage.

Agneau manex tête-noire, l’une des races emblématiques de la tomme basque traditionnelle (les autres étant la brebis basco-béarnaise et la manex tête-rousse). Les races anciennes autochtones ont derrière elle des siècles, parfois des millénaires d’existence. Elles font partie intégrante du paysage, de l’économie et de la culture locale. Il est essentiel de les préserver, car leur élevage représente une valeur inestimable. Ne serait-ce que parce que leur lait, non altéré par les modifications génétiques pratiquées sur d’autres souches animales en vue d’une plus grande productivité, est largement supérieur en qualité. Celui des chèvres pyrénéennes, par exemple, ne développe pas cette amertume sous la croûte que l’on ressent dans les fromages de chèvre alpines ou saanen. La qualité des tommes basques au lait cru ne serait pas la même sans ces brebis manex et basco-béarnaises, rustiques et attachantes, si belles dans les paysages basques dont elles mettent mieux qu’aucune autre en valeur la végétation.

Alain Domini fabrique ses fromages un peu au-delà de la « frontière », en Béarn (« et même un peu plus loin », me dit Jean-Bernard rigolard, avec une horreur feinte). Ce qui explique l’ours estampé sur certaines de ses tommes.

Charles et Thérèse Hoqui, avec l’aide de leur fils Bettan, réalisent à la ferme Jauregizahar, à l’aide de levures indigènes, des tommes dont la pâte offre une douceur et une onctuosité peu communes. Cédric Béchade les sert à la table de son Auberge Basque.

Jean-Bernard Maitia est, parmi les bergers d’estive, l’un des plus médiatisés (en partie grâce à Beñat). Il n’en continue pas moins à rester six mois en estive (à l’heure où cette photo était prise, ses brebis étaient encore « là-haut »), à traire à la main deux fois par jour, à filtrer le lait sur des orties fraîches (dont les enzymes favorisent la bonne tenue du caillé) et à entreposer ses tommes dans une chambre d’affinage accolée à son cayolar. Il pousse ses brebis manex tête-noire, selon l’état du ciel et la météo, chaque jour dans des pâturages différents, car il a découvert que le lieu changeait le goût du fromage : en bordure de forêt, à flanc de telle ou telle pente… Toutes ces précautions finement observées produisent des tommes estimées entre toutes, d’une extraordinaire longueur en bouche.

À l’estive de Jean-Bernard Maitia.


Traite à la main à l’estive de Jean-Bernard.

Jean-Bernard est également le spécialiste des tommes « historiées ». Jusqu’à présent, il a réalisé des tommes en forme de 2 CV, la voiture d’estive, et de jolies tommes-maisons.

Les tommes 2CV de Jean-Bernard dans la cave d’affinage de Beñat.

Il faut ajouter à cela les infinies nuances d’affinage : parfois, des veines bleues apparaissent. Elles donnent au fromage un caractère différent. Je lui demande : « Tu as déjà pensé à faire des tommes persillées ? » « J’y ai pensé », me répond-il. J’insiste : « Et alors ? » « J’y ai pensé. »

Les chefs du pays étaient aussi de la fête.

Cédric Béchade, chef de L’Auberge Basque et membre du Collège culinaire de France.

Fabrice Idiart, chef de La Réserve à Saint-Jean-de-Luz.

La soirée avance, il commence à faire faim. Parmi les autres chefs locaux sont présents Patrice Lubet, ex-chef du Jean des Sables à Hossegor et maintenant fabricant de pastis landais et de spécialités marines à Capbreton, et Michel Niquet, chef de l’excellent restaurant Chez Mattin à Ciboure, que nous aimons beaucoup à Food&Sens.

Michel est venu nous régaler avec un txangurro d’anthologie, délicieuse préparation de crabe décortiqué lié avec un jus de ttoro (soupe de poisson). Tout le pays Basque est présent dans cette saveur, cette texture, cette sensation de plaisir gastronomique pur.

Patrice, lui, traverse un bref moment de vertige. Pierre Duplantier, éleveur de volailles d’exception, lui a laissé sur les bras un carton de ses merveilleuses cailles, qu’il ne faut surtout pas laisser perdre. Je le vois empoigner un couteau et implorer de l’aide. Je pars chercher des secours, mais je reviens bredouille parce que les autres chefs sont en grande conversation un verre à la main et je ne veux pas les déranger dans ce moment sacré. Alors je m’empare moi aussi d’un couteau — ce sont des couteaux de fromager, leur tranchant laisse à désirer — et nous nous mettons au travail, rejoints par un autre chef. En quelques minutes, les mains pleines de sang et de tripes, nous avons désossé les bêtes à plume. « On n’a pas de sel ! » s’exclame Patrice. Qu’à cela ne tienne : sur les ardoises, en démonstration, il y a du beurre demi-sel et du fromage de brebis bien sec, ça va le faire. « Madame », me dit le chef qui a participé au carnage, « vous avez un joli coup de couteau. » C’est un des plus beaux compliments qu’on m’ait jamais faits.

Et c’est ainsi que les cailles de M. Duplantier, après un petit aller-retour sur la plancha avec une bonne quantité de beurre demi-sel et quelques copeaux de tomme, sont prêtes à être dégustées à la main. Juteuses, savoureuses, dodues. On se régale, on s’en brûle les doigts. Elles sont si bonnes, si fondantes, que cet assaisonnement de fortune leur réussit parfaitement. Michel et Patrice ont fait la démonstration de deux grands principes culinaires : 1. Rien n’est meilleur qu’une belle recette traditionnelle simple, mitonnée amoureusement avec un grand produit local, et 2. les plats improvisés au dernier moment avec ce qu’on a sous la main sont parfois ceux sont on se souviendra longtemps. Cela dit, avec les cailles de Pierre Duplantier, nous ne prenions pas de grands risques.

Terminons ce compte rendu par la surface d’une tomme : un paysage, un poème de Francis Ponge, une œuvre d’art, une leçon de choses. Le fruit de la terre basque, de ses hommes, de ses animaux, du temps et du travail. Le produit de millénaires d’histoire.

Pour en savoir plus sur la culture agraire basque, ses produits bio et ses artisans, consultez le site de l’association Idoki qui rassemble une bonne partie des meilleurs d’entre eux.

 

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

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