Pour cette première interview de l’année, Food&Sens vous propose une interview exclusive de Mathilda Shnurova, la jeune propriétaire du restaurant Cococo à St-Petersbourg qui a aujourd’hui le privilège de figurer à la 104ème position des meilleurs restaurants du Monde donné par les 50 Best Restaurants.
Du challenge d’ouvrir un restaurant alors qu’elle n’a jamais travaillé dans la profession à la question du management des 94 personnes de son équipes, de l’équilibre de sa collaboration avec le chef Igor Grischechkin, en passant par sa vision de la place des femmes dans son restaurant ou encore son point de vue sur la compétition toxique des chefs pour être classés dans les guides en Russie et pour finir son clin d’oeil aux jeunes chefs Russes, Food&Sens met aujourd’hui en lumière une femme de talent à la parole juste et dont la vision pourrait inspirer de nombreux chefs et restaurateurs à travers le monde !
Comment est né le restaurant Cococo ?
J’ai découvert le chef Igor Grischechkin ainsi que des photos de son travail grâce à Facebook et j’ai tout de suite compris qu’il avait beaucoup de talent ! J’ai toujours été passionnée de gastronomie de part mon éducation et j’ai donc décidé de le rencontrer pour tester sa cuisine. Igor Grischechkin ne travaillait alors pas dans un restaurant, mais dans une entreprise qui vendait des produits de la ferme et où le chef préparait régulièrement des déjeuners avec les produits qu’il vendait. Après un premier tasting, je me suis de suite projeté dans l’idée de créer avec lui et son talent un restaurant qui n’utiliserait alors que des produits fermiers locaux. Avec Igor Grischechkin nous avions la vision commune de créer un concept unique en son genre qui allait être le premier à revisiter cette cuisine russe pour la faire coller à son temps et c’est ainsi que « Cococo » dont le nom fait d’ailleurs référence au chant du coq dans la ferme a vu le jour en 2012 !
Il faut dire qu’au moment de notre rencontre, les restaurants russes ne travaillaient presque exclusivement des produits importés d’Europe et ce n’est qu’en 2014, suite aux sanctions internationales que les choses ont commencés à changer permettant ainsi à la nouvelle vague de cuisiniers russes de prendre de l’ampleur. Aujourd’hui, en Russie, on utilise majoritairement des produits russe, les produits Européens pour ceux qui ne sont pas interdits sont en général surtaxés.
Vous avez dit que vous souhaitez revisiter la cuisine Russe. Mais de quoi la cuisine russe est-elle fait ?
La cuisine russe est faite d’histoire, de traditions et d’un goût propre. Je pense qu’aujourd’hui il faut rechercher à partager quelque chose d’unique, un goût, un esprit et Cococo reprend cette ligne conductrice.
Comment pourriez-vous d’écrire Cococo au travers d’émotions que vous souhaitez partager avec vos clients ?
Si je devais décrire le restaurant avec un seul mot ce serait « célébration » – une fête, car lorsque l’ont met des émotions dans l’assiette, on transforme un plat en un moment unique qu’un client va garder en mémoire tout au long de sa vie ! La cuisine du chef Igor Grischechkin est une cuisine émotionnelle et créative qui fait appel à la mémoire collective des clients ! Nos clients viennent de toute la Russie à St-Petersbourg pour vivre cette expérience, ils viennent aujourd’hui à St-Petersbourg pour visiter le musée de l’Hermitage, aller au théâtre Marinskii et et vivre une expérience culinaire à Cococo !
Vous avez lancé Cococo avec Igor Grischechkin sans jamais avoir travaillé dans la restauration. Quel a été pour vous votre plus grand challenge ?
Je suis ici pour gérer le restaurant et il est évident que j’ai dans un premier temps du me concentrer sur l’aspect légal mais aussi comptable relatif à l’ouverture et à la gestion d’un restaurant. Je n’avais jamais travaillé dans la restauration avant de me lancer. Je me suis ensuite très vite concentrée sur le management des équipes et le team building et même après 7 ans d’exploitation je prend toujours encore un temps considérable pour travailler sur ce point précis. Peu importe le domaine dans lequel on travaille, si on veut que notre équipe soit impliquée dans la vie de l’entreprise, cela demande du Leader d’être très très proche de ses employés. C’est toujours l’une de mes priorités, presque une routine que je me suis imposée avec mes équipes au travers de réunions, d’échanges, d’objectifs mensuels et annuels,… ! Mon rôle est de faire que mes collaborateurs puissent donner le meilleur d’eux-mêmes !
Quelle est votre relation avec le chef Igor Grischechkin ? Comment travaillez-vous ensemble ?
J’ai d’autres activités et d’une manière générale, j’essaye toujours de croire et de faire confiance aux professionnels avec qui je collabore. Sans cette confiance, il serait très difficile de permettre à la personne et à l’équipe de se développer. J’ai une très grande confiance Igor Grischechkin. Nous discutons des aménagements de carte et faisons les dégustations des nouveaux plats ensemble, mais le chef garde son identité et sa liberté de création, car un chef se doit d’être créatif et on ne peut pas venir le perturber dans sa démarche. Le chef reste concentré sur sa cuisine, mais certaines fois, il a besoin qu’on lui apporte une vision plus globale, voire stratégique et qu’on l’aide à se repositionner. Nos rôles sont complémentaires.
Vous avez indiqué plus haut prêter une attention particulière à travailler des produits de qualité. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le coût matière des plats du restaurant est très élevé, car nous essayons de n’acheter que les meilleurs produits. Cela est important pour moi et nous travaillons également pour cela en étroite collaboration avec des producteurs locaux. Mais la qualité des produits est également de plus en plus importante pour nos clients ! En Russie, la qualité et la diversité des produits a beaucoup évolué et aujourd’hui il faut éduquer les personnes à utiliser les bons produits pour la bonne préparation à l’image des pommes de terre car certaines sont plus adaptés pour être cuites à l’eau, d’autres rissolées ou encore d’autres cuites au four...
Mauro Colagreco s’est engagé dans le 0 plastique, la réduction des déchets et la saisonnalité. Le marché russe est-il sensible à ces démarches ?
Oui, c’est évidemment mais cela prend du temps et de plus en plus de restaurateurs s’engagent pour faire changer les habitudes. À Moscou ou à St-Petersbourg, certains restaurateurs utilisent déjà des machines pour le recyclage des déchets. Nous n’en sommes cependant qu’au début, mais les choses évoluent très rapidement en Russie !
Le sujet des femmes en cuisine, fait couler beaucoup d’encre en France. Qu’en est-il en Russie ?
La Russie a toujours été un pays progressiste au sujet de la place des femmes dans la société. En Union Soviétique, les femmes ont travaillé avec les mêmes droits et salaires que les hommes. Il y a par exemple une série très populaire en Union Soviétique l’équivalent de Sex and the City ou le patron était une femme. C’était dans les années 70. Un autre exemple, ma mère, ma grand-mère ont toutes deux travaillées et leur salaire était égal à celui d’un homme. En Russie, nous avons notre propre façon de penser.
Et lorsque je dois recruter un manager, peu importe que ce soit un homme ou une femme. Ce n’est jamais une question de genre, mais plus une question de profil personnel et l’équilibre dans les équipes se fait presque naturellement. Nous avons aujourd’hui 94 personnes dont 39 femmes. Par contre hommes et femmes ne sont pas pareils et ils ont émotionnellement deux façons totalement distinctes de communiquer. Il faut pour le bien être de tous créer un environnement d’entreprise qui puisse permettre à chacun de s’épanouir au travers de procès de fonctionnement et de formations régulières ce que je m’efforce de faire chaque jour.
Quels sont les principaux challenges de la cuisine russe dans les années à venir ?
Si nous parlons des chefs, ce serait peut-être de ne pas toujours essayer d’être super créatifs mais de plus travailler sur la technique. En France, les chefs peaufinent leur technique durant des années avant de devenirs connus et reconnus. C’est un peu comme un peintre, il faut s’entraîner tous les jours pour réaliser une œuvre qui marquera les esprits. En Russie, les jeunes cuisiniers ont beaucoup d’ambition et veulent immédiatement devenir chef à 20 ou 23 ans en jouant sur leur hyper créativité et tout en oubliant l’essentiel de notre métier, la cuisine.
Vous êtes entré pour la première année dans le 50Best, il semblerait que le Guide Michelin ait des projets de s’implanter en Russie en 2020 alors que vous inspirent les Guides et les Classements ?
Que ce soit le 50 Best, le Guide Michelin ou un autre, cela est bon pour le business des restaurants. Les restaurants gastronomiques un peu partout dans le monde entier existent grâce aux clients étrangers et certains clients, de plus en plus de clients font d’ailleurs spécialement le voyage pour aller dîner dans un restaurant. En Russie, les temps sont difficiles et la profession en a besoin, mais d’un autre coté, la place toujours plus importante des guides et classements crée une compétition toxique faite de jalousie, de ragots et de surenchère ou chacun essaye de faire en sorte de se retrouver sous les feux des projecteurs. Cela en vient à éloigner certains chefs du fondement même de notre métier… Nous essayons de nous préserver de cette concurrence malsaine pour nous concentrer à vivre notre métier avec passion et à donner du plaisir à nos clients !
Restaurants Cococo / Voznesensky Ave, 6, St Petersburg, Russie / +7 812 418-20-60
Copyright Foo&Sens / Guillaume Erblang