Assise face à moi, dans une salle encore vibrante des applaudissements du festival Gastromasa, Nieves Barragán dégage une sérénité magnétique. Ses mots, choisis avec soin, trahissent une passion intacte pour une cuisine à la fois enracinée dans ses souvenirs d’enfance et ouverte sur le monde. Dans cet échange, les yeux dans les yeux, elle livre une réflexion profonde sur son parcours, ses convictions et sa vision de l’avenir. “La cuisine, c’est mon histoire, mais c’est aussi celle des gens avec qui je travaille et pour qui je cuisine” Entre souvenirs familiaux, quête de sincérité et transmission, la cheffe espagnole nous invite dans son univers où chaque plat est une part d’elle-même.

Une vocation née de l’héritage familial

“Tout a commencé dans ma cuisine familiale, auprès de ma mère.” Avec ces mots, Nieves Barragán nous plonge dans les racines de sa passion culinaire. Née dans une Espagne empreinte de traditions, elle grandit dans un foyer où la cuisine était bien plus qu’une simple tâche domestique : elle était l’un pilier du quotidien. Sa mère, cuisinière dévouée, lui transmet un respect profond pour les ingrédients et une compréhension instinctive des saveurs. Cette transmission s’inscrit dans un contexte familial marqué par la présence de sa grand-mère, paralysée, autour de laquelle toute la dynamique familiale se construisait. “Je devais rester à la maison avec ma mère, la regarder cuisiner, et très vite, j’ai compris que la nourriture n’était pas qu’un besoin, mais une manière de rassembler et de prendre soin des autres.” Ce lien intime entre nourriture et émotions a durablement façonné son approche de la cuisine.

Mais l’héritage familial seul ne suffisait pas à combler sa curiosité insatiable. À l’âge de 18 ans, avec une formation en design graphique en poche et une incertitude sur son avenir, elle décide de partir à Londres. Cette décision marque un tournant décisif. “Je voulais partir pour un an, découvrir autre chose, et j’ai eu la chance de travailler pour le chef Nico Ladenis.” Ce premier contact avec l’exigence des cuisines professionnelles lui ouvre les yeux sur un monde nouveau. Fascinée par les techniques modernes et les saveurs venues d’ailleurs, elle reste finalement trois ans sous son mentorat. “C’était comme découvrir un univers infini. J’apprenais chaque jour, j’étais comme une éponge.” Ce voyage, à la fois géographique et personnel, révèle en elle une vocation jusque-là latente. Ce qui avait commencé comme une tradition familiale devenait désormais une passion dévorante, guidée par un désir irrépressible d’apprendre et de transmettre.

Créer au rythme des saisons

Pour Nieves Barragán, la saisonnalité n’est pas une contrainte mais une source infinie d’inspiration. “Changer de saison, c’est comme entamer un nouveau chapitre.” À chaque cycle, elle anticipe, réfléchit, et se projette dans les mois à venir, imaginant déjà les plats qu’elle proposera. Ce processus, loin d’être purement technique, est profondément ancré dans son lien avec la nature et les produits qu’elle choisit avec soin. “Quand les produits changent, votre cuisine évolue. Vous devez être en permanence sur le qui-vive, prêts à saisir ce que la saison offre de meilleur.” Cet attachement à la saisonnalité est aussi une manière pour elle de se reconnecter à ses racines espagnoles, où chaque région célèbre les cycles agricoles et marins avec ferveur.

Mais cette créativité s’enrichit surtout par une relation humaine forte avec ses fournisseurs. Refusant la déshumanisation des applications et des commandes automatisées, elle privilégie le contact direct. “Je veux parler avec mes fournisseurs, comprendre ce qu’ils ont de nouveau et ce qu’ils recommandent. C’est dans ces discussions que naissent mes idées.” Elle raconte avec enthousiasme comment un poissonnier, en lui proposant des crevettes de qualité exceptionnelle, peut déclencher l’élaboration d’un plat entier. “C’est ce dialogue constant avec les producteurs, leur savoir-faire et leur passion, qui nourrissent ma cuisine.” Pour elle, la saisonnalité n’est pas seulement une contrainte logistique : c’est une philosophie de vie, un engagement à rester connectée à l’essentiel.

Sincérité et identité dans l’assiette

“Je cuisine ce que j’aime manger.” Avec cette déclaration simple mais puissante, Nieves Barragán résume une philosophie qui guide chaque plat qu’elle conçoit. La sincérité, selon elle, est la clé d’une cuisine authentique et durable. Dans son restaurant Sabor, elle s’efforce de traduire ses propres goûts en créations uniques, tout en restant fidèle à ses racines espagnoles. Ses plats, comme le riz noir ou les crevettes frites accompagnées d’un œuf au plat, incarnent cette volonté d’offrir une expérience à la fois personnelle et accessible. “Je ne cherche pas à impressionner. Mon but est de créer des plats que je voudrais déguster moi-même, des plats qui racontent une histoire et qui touchent mes clients.” Cette approche, fondée sur l’honnêteté culinaire, lui permet de créer une véritable connexion émotionnelle avec son public.

Au-delà du contenu de l’assiette, l’identité joue un rôle central dans sa démarche. Chaque espace de Sabor reflète une facette différente de sa vision : l’asador pour une cuisine rustique et réconfortante, le comptoir pour une expression plus moderne et créative. “Il ne s’agit pas seulement de proposer des plats, mais d’offrir des expériences. Chaque lieu, chaque menu a son propre ADN.” Cette quête de cohérence et de sens s’accompagne d’une forte conviction : la cuisine doit être sincère, loin des artifices ou des attentes imposées par l’extérieur. “Il ne faut pas cuisiner pour plaire à tout prix, mais pour rester fidèle à soi-même. C’est cette authenticité que les gens ressentent et qui les fait revenir.” Pour Nieves Barragán, la gastronomie est avant tout une question de vérité : celle que l’on met dans chaque assiette, avec humilité et passion.

L’avenir de la gastronomie : apprendre et transmettre

“Je ne cuisine pas pour les étoiles, je cuisine pour l’héritage.” Avec cette affirmation, Nieves Barragán livre une vision lucide et engagée de l’avenir de la gastronomie. Elle rejette l’idée d’une course effrénée aux récompenses et aux tendances éphémères, préférant concentrer ses efforts sur la transmission d’une cuisine authentique. “La seule règle que je veux transmettre, c’est de rester fidèle à soi-même. Il ne s’agit pas d’imiter les autres ou de suivre des modes, mais de puiser dans son propre parcours et ses propres goûts pour créer quelque chose de sincère.” Pour elle, l’avenir de la gastronomie repose sur cette capacité à défendre une vision personnelle tout en restant connecté à ses racines.

La transmission, cependant, va bien au-delà des recettes. Elle implique de former les jeunes chefs à développer leur propre identité culinaire et à comprendre la richesse des échanges culturels. “Si je pouvais recommencer, je voyagerais encore plus jeune. Chaque cuisine, chaque culture, vous offre une nouvelle perspective.” Nieves Barragán voit dans le voyage une école essentielle pour enrichir sa vision et alimenter sa créativité. Elle insiste également sur l’importance du partage d’expérience : “Les jeunes doivent comprendre que la cuisine est un dialogue, pas un monologue. On apprend des autres, mais on donne aussi en retour.” En prônant cette ouverture et cette transmission, elle espère laisser un héritage qui dépasse les murs de ses restaurants et inspire une nouvelle génération de cuisiniers à bâtir leur avenir avec authenticité et courage.

La beauté infinie de la cuisine

“La cuisine, c’est infini. On ne s’ennuie jamais.” Ces mots de Nieves Barragán capturent l’essence de ce qui fait, selon elle, la beauté intemporelle de son métier. Pour la cheffe, chaque jour passé en cuisine est une opportunité de créer, d’apprendre et d’évoluer. “Être cheffe, c’est bien plus qu’un travail : c’est une aventure quotidienne où chaque ingrédient, chaque recette, peut ouvrir de nouvelles perspectives.” Cette richesse inépuisable provient de l’interaction entre les traditions, les saisons et les influences extérieures. Selon elle, la gastronomie n’a pas de fin, seulement des chemins encore inexplorés.

Ce sentiment d’infinité, Nieves Barragán le retrouve aussi dans l’échange avec les autres : collègues, fournisseurs, clients. “Cuisiner, c’est partager. Chaque assiette est un lien, une manière de raconter une histoire et de toucher les autres.” Elle souligne également le privilège unique qu’offre le métier de cuisinier : voyager, rencontrer des chefs du monde entier, découvrir de nouveaux produits et revenir à ses fourneaux avec une énergie renouvelée. “Chaque expérience nourrit votre créativité. Vous découvrez une saveur, une technique, et vous imaginez aussitôt comment l’interpréter dans votre propre cuisine.” Pour elle, la cuisine est un art sans limites, une source d’émerveillement perpétuel qui continue de la motiver jour après jour. “C’est beau parce que c’est infini. Et parce qu’on a toujours quelque chose à apprendre et à offrir.”

L’interview se termine sur un sourire chaleureux et une phrase qui résonne comme une évidence : “Cuisiner, c’est créer, partager et ne jamais s’arrêter d’apprendre.” Dans les yeux de Nieves Barragán, une lumière reflète l’enthousiasme inébranlable d’une femme qui a trouvé, dans la cuisine, bien plus qu’une vocation : une manière de vivre. Elle se lève, un dernier regard complice, et me laisse avec cette certitude qu’au-delà des techniques, des tendances ou des récompenses, la gastronomie reste avant tout une affaire de sincérité et d’humanité. “Restez fidèles à vous-mêmes, c’est là que réside la vraie saveur.”

Propos recueillis par Guillaume Erblang / Food&Sens dans le cadre du festival Gastromasa