Food&Sens x Escoffier Maroc : La place des femmes dans la transmission de la cuisine marocaine

Food&Sens par le travail de Guillaume Erblang a organisé avant l’été une table ronde animée par le journaliste Cyril Rouquet-Prévost autour de la place des femmes dans la transmission de la cuisine marocaine ! Cette rencontre s’est tenue à Rabat en marge du chapitre des disciples Escoffier avec la présence de 4 intervenant de qualité : Farida Kabbaj, Babette de Rozières, Alain Passard et Lahcen Hafid (Président des Disciples d’Auguste Escoffier Maroc) ! 

La place des femmes dans la transmission de la cuisine marocaine est fondamentale et historique, enracinée dans les pratiques familiales et le quotidien de générations de femmes. Depuis des siècles, la cuisine marocaine, riche en saveurs et en symboles culturels, se transmet principalement au sein des foyers, où les femmes jouent un rôle central dans la préservation des savoirs-faires et des savoirs-êtres. Cette transmission n’a souvent pas été institutionnalisée, mais elle est profondément ancrée dans le cadre domestique, où mères, grand-mères, et tantes initient les plus jeunes aux techniques et aux traditions culinaires.

La cuisine marocaine est, selon les mots de Farida Kabbaj, « avant tout une cuisine de maman ». Dans les familles, les recettes et les savoir-faire se transmettent lors de moments de vie, souvent en préparation des fêtes et des événements importants. Dès le plus jeune âge, les enfants, filles et garçons, sont invités à participer aux tâches culinaires, apprenant par l’observation et la répétition des gestes des aînées. Ce processus informel, mais rigoureux, permet de transmettre les techniques de préparation, les choix d’épices, les secrets des cuissons lentes et les astuces pour maîtriser des plats emblématiques comme la pastilla ou le tajine.

Pourtant, cette transmission reste en grande partie invisible et confinée au domaine familial, et la reconnaissance des femmes en tant que porteuses de ce savoir culinaire est encore limitée. L’absence d’une documentation formelle ou d’une formation académique renforce l’idée que la cuisine marocaine est une « cuisine de maison », avec tout ce que cela implique de dévalorisation dans le domaine public. Aujourd’hui, les voix comme celles de Farida Kabbage et de de Babette de Rozières militent pour que ce savoir soit non seulement préservé, mais aussi modernisé et reconnu sur la scène internationale.

La transmission culinaire par les femmes marocaines n’est pas seulement une question de recettes ; elle représente un lien vivant avec l’histoire, les coutumes, et l’identité du pays. En valorisant cette contribution féminine, la conférence organisée par Food&Sens avec les Escoffier Maroc appelle à une reconnaissance accrue des femmes dans la gastronomie marocaine et internationale, encourageant à la fois la préservation et la modernisation de cette tradition pour qu’elle continue de rayonner au-delà des frontières.

Voici un récapitulatif des échanges qui se sont tenus lors de cette rencontre :

1. Un héritage familial et une transmission au quotidien

La transmission culinaire, en particulier au sein des familles marocaines, a été au cœur des discussions, avec Farida Kabbaj soulignant l’importance des femmes dans ce processus. « La cuisine marocaine est, avant tout, une cuisine de maman » a-t-elle affirmé en rappelant comment, dans son enfance, les tâches culinaires étaient partagées de manière naturelle entre filles et garçons. Chaque préparation de repas ou de fête devenait un espace d’apprentissage où les plus jeunes, en observant les gestes des aînées, s’initiaient aux techniques et aux saveurs. « Quand on cuisinait en famille, tout le monde contribuait, des plus petits aux plus grands, » a-t-elle confié, rappelant comment cette « éducation informelle » créait un lien indéfectible avec la tradition.

Ce mode de transmission, qui se faisait sans formalité mais avec rigueur, permettait aux jeunes de maîtriser progressivement les bases. Farida Kabbaj souligne l’importance des moments de fête, comme les mariages ou les grandes célébrations religieuses, qui nécessitaient une préparation collective où chaque femme avait un rôle précis. C’était là que les secrets culinaires se transmettaient de génération en génération, consolidant ainsi un patrimoine vivant.

2. La modernisation respectueuse des traditions

L’un des points forts de la conférence a été l’approche de Babette de Rozières sur la modernisation de la cuisine marocaine. « Je préfère le mot ‘moderniser’ à ‘revisiter . On adapte la cuisine, on la rend contemporaine, mais sans en trahir l’authenticité ! » a-t-elle insisté. Elle voit dans la modernisation une adaptation qui respecte le cœur de la tradition, contrairement à la « revisite », souvent perçue comme une rupture avec les bases. Pour Babette de Rozières, la cuisine marocaine a un équilibre de saveurs et une profondeur historique qu’il est essentiel de préserver.

Dans cette vision, la modernisation passe par des techniques nouvelles ou des présentations repensées, mais sans toucher aux éléments centraux qui définissent chaque plat. Babette de Rozières mentionne que de nombreux plats marocains, riches en saveurs et en symboles culturels, peuvent être adaptés pour un public international tout en restant fidèles à leur essence. Ainsi, le défi pour les chefs marocains est de répondre aux attentes d’une clientèle plus cosmopolite tout en maintenant une identité forte et reconnaissable.

3. L’apport féminin : élégance et précision en cuisine

Alain Passard, Parrain de ce chapitre des Disciples d’Escoffier Maroc et chef triplement étoilé a exprimé une profonde admiration pour l’apport des femmes en cuisine, qu’il considère essentiel dans la construction d’une gastronomie élégante et raffinée. « Il y a une élégance et une précision naturelles dans ses gestes des femmes en cuisine ! » a-t-il observé. Pour Alain Passard, la présence féminine en cuisine est marquée par une finesse qui se traduit dans chaque étape, de la préparation au dressage.

Il décrit cette grâce comme une « danse autour du fourneau », une harmonie naturelle qui enrichit la cuisine d’une dimension esthétique souvent plus subtile. Pour Alain Passard, ce raffinement est indispensable à une cuisine qui aspire à l’excellence, et il appelle à renforcer la place des femmes dans les brigades, estimant que leur présence élève la cuisine à un niveau supérieur d’élégance et de précision.

4. Célébration du terroir marocain et rayonnement international

Outre les échanges sur la transmission et la modernisation, l’événement a offert aux participants une immersion dans le terroir marocain à travers un marché de producteurs locaux et un dîner orchestré par des cheffes marocaines. « Cet événement, c’est aussi l’occasion de faire rayonner la cuisine marocaine et de montrer tout ce qu’elle peut offrir, » a souligné Farida Kabbaj, voyant dans ce marché un moyen de reconnecter les visiteurs aux produits de base de la cuisine marocaine, souvent cultivés ou préparés localement.

Le public a pu découvrir les ingrédients typiques du pays et déguster des plats traditionnels, sublimés par les cheffes présentes, qui ont démontré leur savoir-faire tout en honorant le patrimoine. Cette célébration culinaire a permis de mettre en avant des produits méconnus, de souligner l’importance du terroir marocain et de valoriser le rôle des femmes dans cette transmission culturelle. Le marché et le dîner ont ainsi renforcé l’idée que la cuisine marocaine, bien que globalisée, conserve des racines locales profondes et doit être défendue en tant que patrimoine unique.

5. Une gastronomie marocaine tournée vers le futur

En rassemblant des voix influentes et en célébrant l’apport des femmes, la conférence Escoffier Maroc 2024 a réussi à rappeler l’importance de la transmission culinaire dans le respect des traditions. Farida Kabbage conclut sur une note optimiste : « Ce que nous voulons, c’est préserver l’authenticité tout en permettant aux jeunes générations de s’approprier cet héritage. » Un message qui traduit l’équilibre recherché entre la continuité et l’innovation, et qui porte l’espoir d’une cuisine marocaine qui, tout en gardant son identité, continue de rayonner à l’international.

L’évolution de la cuisine marocaine semble se diriger vers un équilibre entre préservation des traditions et adaptation aux nouvelles attentes gastronomiques, tant au niveau local qu’international. Cette transition est portée par une volonté de valoriser le patrimoine culinaire tout en répondant aux besoins d’une société de plus en plus tournée vers la mondialisation et les innovations culinaires.

L’évolution de la cuisine marocaine se construit ainsi dans une dynamique de modernisation respectueuse et de transmission institutionnalisée. En élargissant ses horizons tout en gardant son ancrage dans la tradition, elle devient un terrain propice pour intégrer une nouvelle génération de talents et s’ouvrir à des perspectives internationales. Voici le détail de cette évolution en cours.

1. La modernisation respectueuse des traditions

La cuisine marocaine, tout en restant fidèle à ses bases, tend vers une modernisation qui respecte l’authenticité de ses saveurs et de ses techniques. Plutôt que de revisiter les plats de manière radicale, les chefs marocains et internationaux préconisent une approche où les méthodes de cuisson et de préparation sont revisitées subtilement pour alléger certaines recettes, adapter les textures ou affiner les présentations. Babette de Rozières, par exemple, insistait d’ailleurs sur le fait de « moderniser sans dénaturer » pour que la cuisine marocaine reste compréhensible et respectueuse de ses racines, tout en séduisant un public contemporain.

2. La reconnaissance internationale et l’expansion des restaurants marocains

Avec des établissements marocains désormais inscrits dans des classements comme la Liste 1000, le regard mondial sur la gastronomie marocaine prouve qu’il est en plein changement. Les chefs marocains cherchent de plus en plus à promouvoir leurs recettes au-delà des frontières et cette reconnaissance internationale permet à la cuisine marocaine de se faire une place parmi les cuisines de renom. À l’avenir, l’expansion des restaurants marocains dans des métropoles mondiales et l’accueil croissant d’événements gastronomiques internationaux pourraient renforcer cette dynamique, permettant aux plats marocains d’être à la fois représentés et réinterprétés à l’étranger.

3. L’institutionnalisation de la transmission culinaire

La transmission culinaire, jusqu’alors informelle et principalement familiale, s’institutionnalise petit à petit pour préserver et valoriser le patrimoine gastronomique marocain. Intégrer les savoir-faire ancestraux dans les écoles de cuisine ou créer des programmes dédiés à la cuisine marocaine permet de structurer cet apprentissage face à la mondialisation. Une telle approche garantit que les techniques et recettes traditionnelles soient non seulement préservées, mais aussi enseignées à une nouvelle génération de chefs, qui auront ainsi les bases nécessaires pour innover sans perdre de vue l’essence de leur héritage.

4. Une place accrue des femmes dans la gastronomie professionnelle

Alors que les femmes jouent un rôle fondamental dans la transmission culinaire marocaine, leur présence reste marginale dans la gastronomie professionnelle. Cependant, les initiatives actuelles visant à mettre en lumière leur savoir-faire et à promouvoir une égalité des genres en cuisine pourraient inspirer de plus en plus de jeunes cheffes à s’affirmer dans ce domaine. L’intégration des femmes dans des brigades professionnelles et leur participation à des concours et événements pourrait marquer une étape importante dans l’évolution de la cuisine marocaine, en diversifiant et enrichissant les perspectives.

La cuisine marocaine est en pleine transition, poussée par des forces de préservation et d’innovation. Elle évoluera en répondant aux nouvelles tendances gastronomiques, tout en restant attachée à ses racines profondes. Cette évolution, qui s’appuie sur la transmission familiale, l’ouverture internationale, et la modernisation raisonnée, promet d’assurer à la cuisine marocaine un rayonnement durable, en tant que patrimoine vivant et en constante adaptation.

Retranscription par Guillaume Erblang, Food&Sens combinant intelligence artisanale et artificielle.

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