Emmanuel Renaut : “La nature me dicte ce que je dois cuisiner”

À Istanbul, lors du festival Gastromasa, le chef Emmanuel Renaut s’est livré à un échange sincère avec Ekaterina Allegra. Pas de démonstration spectaculaire, ni de leçon magistrale : une conversation simple, précise, sincère qui en dit long sur la philosophie du chef triplement étoilé du Flocons de Sel à Megève.

Ce dernier y a défendu sa vision d’une cuisine libérée de l’ego, enracinée dans la nature et orientée vers l’essentiel. Une parole apaisée, mais dense, à l’image d’un homme qui a choisi la montagne comme refuge et comme école du temps !

L’homme des sommets et de la matière

Ekaterina Allegra ouvre l’entretien en le présentant comme “l’homme des sommets, enraciné dans l’immensité des Alpes, à plus de mille mètres d’altitude”. Elle évoque son parcours, son exigence et son rapport à la rigueur. Emmanuel Renaut répond d’un ton calme, presque amusé :

« Avant d’être cuisinier, je suis pêcheur, chasseur, ramasseur de champignons. J’aime avoir les mains dans le produit, toucher la nature. Dans mes assiettes, je veux que les gens mangent un morceau de montagne. »

Cette phrase résume son rapport à la matière : instinctif, direct, physique.

« On arrive dans les frigos, on fait avec ce qu’on a. Pas d’adjectifs, pas d’artifice. On va en direct. Chaque jour, on prend un risque, on fait une cuisine un peu différente. »

La parole du chef renvoie à une cuisine sans filet, loin des formats et des codes, presque artisanale dans son approche du vivant.

« On ne cuisine pas de la même façon un jour de pluie ou un jour de grand soleil. La nature décide. »

La maturité du geste et la simplicité retrouvée

À 58 ans, Emmanuel Renaut revendique la clarté d’un homme qui a fait la paix avec la complexité.

« Je suis à l’automne de ma carrière. Il y a vingt ans, j’étais dans l’excès démonstratif, dans la technologie. Aujourd’hui, je cherche la simplicité. »

Cette simplicité n’est pas synonyme de dépouillement, mais d’équilibre.

« J’aime la technologie, mais j’aime qu’elle soit invisible. Ce que je veux, c’est une cuisine qui soit naturelle, lisible, vraie. »

Il parle de distillation, au sens propre comme au figuré : “je distille à l’ancienne mes fruits, mes herbes, mes légumes” — une manière de concentrer la saveur et l’idée. Ce retour à la source est pour lui une forme de maturité :

« Ma cuisine devient plus petite nature. J’extrais tout ce que je peux, mais par simplicité. »

Son parcours classique — formé dans les palaces auprès de Christian Constant — reste un ancrage.

« La tradition française, je la garde. Les sauces, les jus, les fondations. C’est important pour ne pas se perdre. »

La liberté du chef propriétaire

Au fil de la discussion, le mot liberté revient souvent. Liberté de ton, de geste, d’esprit.

« Être chef propriétaire, c’est la liberté de faire ses choix. Il n’y a pas de prix pour ça. »

Cette liberté s’étend à ses clients :

« Avant, j’imposais des menus fixes. C’était pratique, mais ça manquait de liberté. Aujourd’hui, mes clients mangent ce qu’ils veulent, quand ils veulent. Je veux qu’ils se sentent comme à la maison. »

Son restaurant devient alors un lieu d’accueil au sens ancien du terme, presque une auberge.

« On nourrit les gens, mais on nourrit aussi leur souvenir. On crée des moments de vie, des émotions à table. »

La réouverture récente de Flocons de Sel, après d’importants travaux, s’accompagne d’un symbole : une grande table commune, pensée comme une table de famille.

« On veut créer du partage. Je revois aujourd’hui des enfants que j’avais connus petits, venus célébrer leur communion. Ces moments-là, c’est ça, la restauration. »

La tension juste

Quand Ekaterina Allegra l’interroge sur cette “tension” qu’il évoque souvent, Emmanuel Renaut sourit :

« La tension, c’est la justesse du produit. »

Il compare la cuisine à un sport de haut niveau :

« Tous les jours, on se remet en question. Ce qui me fait peur, c’est la routine. Ce que j’aime, c’est la spontanéité. »

Cette idée revient comme un leitmotiv : la spontanéité, la réactivité, la vérité du jour.

« Je compose avec la météo, les producteurs, mes équipes. Ce sont eux qui dictent ce que je vais faire. »

Pour lui, l’instinct n’est pas le contraire de la rigueur, mais sa forme la plus aboutie.

« J’aime la complexité dans la simplicité. Qu’elle ne soit pas instantanée, mais naturelle. »

La transmission et l’équipe

À la tête de 120 collaborateurs, Emmanuel Renaut parle de son équipe comme d’un prolongement de lui-même :

« J’ai des personnes qui travaillent avec moi depuis vingt ans. Ils pensent comme moi. Ils sont habités par la montagne, par la nature. »

Ce lien durable fonde sa philosophie : une fidélité sans emphase, faite d’écoute et d’endurance.

« Sans eux, je ne serais pas là. Savoir s’entourer, c’est essentiel. »

Il conclut enfin avec cette phrase simple, presque comme un haïku :

« Ma cuisine, c’est la météo, la nature, le produit. Et surtout le partage. »

Dans ce dialogue, Emmanuel Renaut ne cherche pas à théoriser sa cuisine, mais à la situer : entre l’homme et la montagne, entre la rigueur du geste et la liberté du jour.

Sa parole rappelle que la haute cuisine, quand elle revient à la simplicité, retrouve sa force d’origine : celle du réel.

Une cuisine de mémoire, d’instinct et de justesse, à l’image de celui qui la pratique, un chef qui écoute le vent avant de dresser son assiette.

Guillaume Erblang / Food&Sens

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