Depuis cinquante-et-un an que Le Gavroche rayonne sur Londres, Michel Roux Junior peut être fier. Fils du chef Albert Roux, neveu du chef Michel Roux Senior (les deux ont cofondé Le Gavroche en 1967), et père de la chef Émily Roux (le jeune talent que la scène gastronomique locale voit éclore), ce Franco-Britannique s’est bâti sa réussite propre, dans une capitale culinaire pourtant des plus mouvantes (en témoigne le nombre ébouriffant d’ouvertures et de fermetures annuelles de restaurants). Ancré sur cette terre où il est né, Michel Roux Jr n’a pas chômé pour maintenir Le Gavroche dans un statut toujours désirable – statut qui, en un demi-siècle, n’a pas pris une ride. C’est en 1991 qu’il reprend le restaurant, dont le front est alors ceint de 3 étoiles Michelin (graal suprême que cette table fut la première à remporter à Londres, en 1982). En 1993, le restaurant passe à deux étoiles. Qu’importe ; s’il en a perdu une en route, le chef assume son style culinaire allégé, qui rompt avec celui de ses illustres père et oncle. D’autant que cette touche délestée vient torde le cou aux croyances en vigueur, selon lesquelles la gastronomie française serait fatalement (trop) riche. « Ce n’est pas le cas », proclame Michel Roux Junior ; qui se complait dans ses deux étoiles. Par ailleurs à la tête de deux autres restaurants à Londres (le Roux at the Landau, situé au cœur du très chic hôtel de luxe The Langham, et le Roux at Parliament Square, juste en face de Big Ben), ainsi que de plusieurs tables en Écosse, Michel Roux Jr a indéniablement contribué à faire de son patronyme une marque.
Pour Food&Sens, il est revenu sur son parcours (étoilé), évoquant tour à tour le Brexit et ses conséquences sur la restauration, sa participation en tant que jury de l’émission britannique « MasterChef : The Professionals », ainsi que la sortie prochaine de son nouveau livre. À découvrir ci-dessous !
F&S : Bonjour Michel Roux Junior. Ravie de vous rencontrer au Gavroche, restaurant emblématique de la dynastie Roux. Justement, qu’est-ce qui fait selon vous que cette table reste un lieu mythique, même cinquante ans plus tard ? Dit autrement, quelle est votre recette de longévité ?
Michel Roux Jr : Si Le Gavroche continue de plaire, c’est parce que nous sommes restés dans le même créneau : celui du restaurant français, basé sur les classiques de cette cuisine. Les clients viennent ici pour manger de bonnes sauces, de bons plats mijotés, de grands produits ; c’est ça, la cuisine française. Côté vins, là encore la carte est en grande majorité française. Et puis, au Royaume-Uni, la cuisine française représente une assurance de qualité ; cela attire la clientèle.
F&S : Vous êtes franco-anglais, vous vivez à Londres, mais votre cuisine est française ; est-ce là une racine constitutive et indéfectible de Michel Roux Jr ?
M.R.J. : Tout à fait. La cuisine française, ça ne peut pas s’enlever de moi ! (Rires). Quand j’étais petit, j’attendais avec impatience que la famille française arrive, avec les fromages, les saucissons, les tripes cuisinées à l’ancienne, et toutes ces bonnes choses qu’on ne trouvait pas ici à l’époque.
F&S : Vous avez repris Le Gavroche après votre père et votre oncle ; avez-vous maintenu le lieu tel quel, ou bien lui avez-vous insufflé un nouveau style ?
M.R.J. : La restauration a beaucoup changé depuis les années 60, quand mon père et mon oncle ont ouvert. À cette époque, Le Gavroche était le restaurant le plus cher de Londres, le plus côté, et celui que la noblesse fréquentait. Conformément à cela, le service était très formel. Lorsque j’ai repris, j’ai souhaité casser cet aspect guindé. Certes, le service a toujours un certain standing ; mais j’encourage mes serveurs à parler aux clients, et je souhaite que l’ambiance soit décontractée. Ces modifications ont eu pour effet de rajeunir d’un coup la clientèle. Côté cuisine, si la carte est toujours indexée sur les plats français, on s’autorise toutefois un aspect inventif. Disons que je n’hésite pas à m’amuser avec cette cuisine, tout en en conservant les bases classiques.
F&S : Quel est le plat signature du Gavroche ?
M.R.J. : C’est le Soufflé Suissesse. Ce plat, on ne peut pas l’enlever du menu ! Nombreux sont les clients qui viennent spécialement pour lui ; parfois, on voit même des grands-parents arriver de l’étranger pour faire goûter à leurs petits-enfants le fameux soufflé suissesse du Gavroche. C’est vous dire… Il s’agit d’un soufflé cuit deux fois, dans un petit ramequin au four, puis démoulé, puis versé sur de la crème enrichie au fromage ; on le parsème ensuite de fromage, puis on le cuit une seconde fois. C’est délicieux, et riche (bien que je l’aie allégé). En ce qui me concerne, j’aurais préféré qu’on retienne un autre plat de ma carte ; mais ça me va tout de même ! (Rires.) Autre élément qu’on ne peut pas enlever du menu, c’est le Cœur d’Artichaut Lucullus. Ce hors-d’œuvre a été introduit à la carte en 1989, et reste iconique depuis. Il s’agit d’un farci de foie gras et de truffe. Il est à la fois visuel, très simple, et très bon. Bref, comme vous le voyez, au Gavroche on sert des plats gourmands !
F&S : Pourquoi, d’après vous, les jeunes se bousculent-ils toujours pour se former au Gavroche ? (Il se murmure que cette table aurait formé plus de 700 jeunes chefs).
M.R.J. : Je pense que c’est justement parce qu’on est assez classique dans notre approche culinaire que Le Gavroche continue d’attirer les jeunes chefs. Ici, ils apprennent à fileter le poisson, à découper la viande (on achète des agneaux entiers, des trains de côte de bœuf, etc). Ce sont tout autant de compétences que les jeunes chefs souhaitent acquérir. De ce fait, nous recevons chaque année une centaine de CV. En général, ceux qui sont retenus restent au moins un an ici. Ensuite, certains souhaitent bouger, faire un an dans telle maison, puis un an dans telle autre. C’est tout à fait normal. Je l’ai fait moi-même.
F&S : Pensez-vous que le Brexit risque de changer la donne, notamment en ce qui concerne l’approvisionnement des victuailles constitutives de la cuisine française ?
M.R.J. : Il est à craindre que les produits français soient plus difficiles à importer, une fois la Grande-Bretagne sortie de l’Union Européenne. Je m’inquiète qu’il faille faire des pieds et des mains pour ravitailler le restaurant ! Quoi qu’il en soit, je trouve ce souhait de sortie de l’UE totalement incompréhensible. J’ai du mal à comprendre le sentiment de ceux qui ont voté pour le Brexit ; à mon sens, la plupart des pro-Brexit n’ont pas vraiment saisi les conséquences de leur décision. Ils commencent juste à réaliser l’ampleur des problèmes qui vont s’en suivre. Mais bon ; les Britanniques ont une capacité de résilience assez forte, et à la longue, je ne doute pas que la Grande-Bretagne saura rebondir (d’autant que tout le monde a besoin d’être allié à la Grande-Bretagne). J’imagine que les choses iront mieux d’ici 2020. Quoi qu’il en soit, le choix du peuple prévaut.
F&S : Si je comprends bien, il va falloir renvoyer Monique, votre maman, sur les routes de France et d’Angleterre pour qu’elle puisse ravitailler Le Gavroche en denrées françaises, comme elle le faisait du temps où la Grande-Bretagne n’avait pas encore adhéré au Marché commun… (Rires).
M.R.J. : Oui, voilà ! Allez, on va devoir la faire quitter sa retraite, et la remettre au volant de sa vieille Peugeot ! (Rires).
F&S : Puisqu’on parle des membres de votre famille, parlons d’Emily, votre fille, qui s’apprête à ouvrir un restaurant à son tour : ‘Caractère’.
M.R.J. : Je suis très fier d’elle. Ma fille a toujours dit qu’elle voulait travailler dans la restauration. Sa maman a tenté de la pousser vers une autre voie, en lui disant « regarde papa, il est fatigué, il rentre tard, il travaille tout le temps… » Mais rien n’y a fait. Elle voulait être chef. Depuis qu’elle est toute jeune, elle venait en cuisine, et souhaitait aider. Elle a ça en elle !
F&S : Un autre grand chef anglais voit sa fille marcher dans ses pas ; je parle bien sûr de Gordon Ramsay, que vous connaissez très bien, puisqu’il est passé par les cuisines du Gavroche. Parlez-nous de lui ?
M.R.J. : Incontestablement, Gordon Ramsay est le jeune chef le plus talentueux que j’ai jamais vu. Définitivement. C’est un talent naturel, inné. Ça ne m’étonne pas du tout qu’il soit arrivé là où il en est maintenant. C’est formidable. Allez, je vous confie une petite anecdote à son sujet ; lors de son deuxième jour de travail au Gavroche, il est arrivé en retard ! Et bien sûr, je l’ai engueulé ! (Rires). Mis à part ça, je n’ai vraiment que du bon à dire sur lui. C’est un grand talent. Un grand cuisinier. Et il n’a pas volé sa réussite ; pour y arriver, il a bossé comme un dur.
F&S : Pendant 9 saisons, vous avez été juge de « MasterChef: Professionnels » Royaume-Uni (équivalent de Top Chef France). Quelle est, selon vous, l’attitude adéquate à avoir pour conseiller/corriger/évaluer les candidats ?
M.R.J. : Je dirais qu’il faut être honnête dans le jugement, mais veiller à toujours donner espoir, en mettant en valeur le côté positif. Il faut expliquer l’erreur, et comment ne pas la refaire.
Ci-dessus et ci-dessous, le restaurant Michel Roux at Parliament
F&S : On le voit, la transmission et l’héritage culinaire sont primordiaux pour vous ; pourquoi cela ?
M.R.J. : Sur ce point, je suis comme mon père et mon oncle. On a toujours encouragé les jeunes. On ne cache pas nos recettes. Les jeunes, c’est le futur, l’avenir. On les soutient dans leur choix d’exercer ce métier, qui est si satisfaisant.
F&S : La gastronomie pleure Joël Robuchon ; suite à son décès, vous avez déclaré sur Twitter : « J’ai aimé chaque bouchée cuisinée par cet homme ». Un autre commentaire ?
M.R.J. : Joël Robuchon, c’est un grand chef, un grand monsieur. J’ai eu le plaisir et l’honneur de le rencontrer plusieurs fois dans ma carrière, et d’apprécier de manger dans ses restaurants. Une fois, j’ai dîné à Jamin, rue de Longchamp (le restaurant où Joël Robuchon a obtenu pour la première fois 3 étoiles Michelin, NDLR). J’étais en famille ; je me souviens très bien de ce que j’ai commandé : une salade de moule boléro, d’une beauté parfaite. C’était une vraie pièce d’art. Puis un rognon cuit dans sa graisse. Ce dîner remonte à plus de trente ans ; mais vous voyez, en dépit du temps, le souvenir reste extraordinaire.
F&S : Le Gavroche a jadis eu 3 étoiles, il en 2 aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
M.R.J. : Je ne travaille ni pour les étoiles, ni pour les Gault & Millau, ni pour les récompenses ; je travaille pour mes clients, pour remplir le restaurant de clients heureux – car s’ils sont heureux, ils reviendront. La satisfaction du client, c’est pour cela qu’on est chef. Si on arrive à le rendre heureux, alors la reconnaissance viendra. Mais il faut d’abord se concentrer sur l’expérience du client, pas sur les récompenses. Moi-même, quand je vais au restaurant, j’aime y découvrir une atmosphère vivante, loin du guindé des 3 étoiles ; ce n’est pas pour moi. Ce qu’il y a dans l’assiette peut être 100% parfait, mais si le service est guindé, on ne l’apprécie pas vraiment. Le but est de parvenir à cumuler les deux : une assiette parfaite, et un service plaisant. Alors là, l’expérience est extraordinaire.
Roux at The Landau – Langham (ci-dessus et ci-dessous )
F&S : Votre nouveau livre de recettes sortira en octobre. Il s’appelle « The French Revolution ». Que révèle ce titre ?
M.R.J. : C’est un livre qui a pour objectif d’invalider la légende selon laquelle la cuisine française serait lourde, difficile, complexe et riche. Cuisiner français peut être tout aussi bien facile, accessible, et léger. Bien sûr, cette gastronomie comporte des recettes complexes ; mais pas seulement. D’autant qu’aujourd’hui, nous mangeons moins qu’avant. À l’heure actuelle, tout le monde a davantage conscience de ce que l’on mange (d’ailleurs, c’est pour cela que le menu du Gavroche est désormais beaucoup moins riche qu’à l’époque de mon père). Le livre à venir est dans cet esprit ; il regroupe des recettes françaises simplifiées, adaptées au quotidien. Le chapitre « Sur le pouce », par exemple, a été pensé pour correspondre à la vie de tous les jours ; de même que le chapitre sur les omelettes, ainsi que celui dédié aux salades. Ceci dit, il y aura également des recettes qui prennent leur temps.
F&S : Vous êtes assez présent du point de vue médiatique (nombreuses émissions télévisées, plusieurs livres, des vidéos sur Youtube, participation régulière à des événements…). La communication, est-ce un élément important de la marque Roux ?
M.R.J. : Participer à des événements, c’est important. Tout comme le fait de faire des télés, ou d’être sur les réseaux sociaux. De nos jours, c’est même devenu essentiel. Un peu d’Instagram, un peu de Twitter, des vidéos, et un peu de médias. Voilà qui nous permet de rester visibles, à condition toutefois de ne pas en faire trop.
F&S : On pourra vous retrouver en octobre lors du London Restaurant Festival.
M.R.J. : Tout à fait. J’y participerai dans le cadre de mon restaurant Roux at the Landau.
Propos recueillis par Anastasia Chelini
Photos du Gavroche et portraits de Michel Roux Jr par Issy Croker
Pour aller plus loin :
Le Soufflé Suissesse de Michel Roux Jr : https://www.youtube.com/watch?v=fGkjSVFz428
La nouvelle série de vidéos de Michel Roux Jr : https://www.youtube.com/watch?v=Yje8rCMKUnU