De Gaston Lenôtre, à Maxim’s, de Frank Sinatra, à la Maison Blanche de Ronald Reagan, un parcours hors norme fait de rencontre et d’engagement professionnel… à lire ci-dessous.
Quand vous discutez avec Michel Grobon, la première chose qui me vient en tête c’est cette chanson de Michael Jackson History, qui raconte les grandes étapes de l’histoire américaine. Avec ses hymnes et ses premiers pas sur la lune. L’histoire de Michel Grobon ressemble fortement à cette chanson… N’hésitez pas à la mettre en fond sonore pendant la lecture de cette rencontre haute en couleur avec un grand chef de cuisine qui côtoie les chefs d’état…
Michel Grobon est né à Annemasse en Haute-Savoie et fête ses 80 ans cette année. L’homme fait partie de ces personnes que vous écoutez et dont les paroles vous font comprendre que vous n’avez rien vécu. Après une vie faite de déménagements (plus de 15 en tout) il a posé ses valises un temps à Thennes, près d’Amiens, pour élaborer des recettes avec Philippe Boucquez des Canards du Val de Luce. Ses passages dans la région sont encore très fréquents. Discrets mais réguliers.
« Thennes pour moi c’est le symbole du retour à la terre et du terroir. Les grands-parents de Madeleine [son épouse] sont de Fressenneville. Quand je reviens ici, c’est un retour aux sources. Les Picards sont très fiers de leur terre et de leur production.«
Vous allez vite comprendre pourquoi il est assez insolite de se dire que l’on peut croiser par hasard Michel Grobon à Compiègne ou Amiens, villes dans lesquelles il adore encore flâner…
La cuisine de père en fils
Retour à Annemasse donc… Ses parents avaient un restaurant à Monnetier-Mornex en Haute-Savoie. Un petit village qui domine le lac Léman avec Genève en contrebas. Une jolie affaire de famille que Michel pouvait faire perdurer mais son destin en a voulu autrement. Fréquenter des célébrités c’est de famille. Son père à tout de même appris son métier à Londres avec Auguste Escoffier, grand maître en la matière. Michel quant à lui a fait ses classes en apprentissage à Annecy. Il revenait le week-end dans son village natal pour montrer à son père ce qu’il avait appris la semaine.
« C’est ici que j’ai eu le coup de cœur pour la cuisine. Mon père m’avait demandé de faire sauter les haricots dans la poêle, j’ai tout fait tomber j’en ai mis partout, j’ai tellement pleuré. » Dure réalité de son métier. Mais qui ne l’a pas découragé puisqu’ à 17 ans le voilà parti pour Paris.
« À la sortie du train, j’ai appelé Madame Boucher qui plaçait les futurs cuisiniers dans les différentes cuisines de la capitale. Quand je me suis présenté devant elle avec ma valise, elle m’a dit qu’elle n’avait rien pour moi. Coup dur.
– Je viens de loin pour vous rencontrer Madame, vous ne pouvez pas me laisser là.
– Ok gamin monte voir au 44 rue d’Auteuil et dis leur que tu viens de ma part. »
Pour nous, cette adresse ne veut rien dire. Mais pour les connaisseurs c’est le siège du célèbre traiteur Lenôtre… Accueilli par Gaston en personne, Michel fait ses gammes et gravit les échelons interminables d’une hiérarchie de cuisine.
« J’ai appris beaucoup de la cuisine. On a organisé le premier dîner traiteur non gouvernemental depuis la révolution à Versailles. Pendant que j’étais chez Lenôtre, Raymond Oliver [patron du Grand Véfour au Palais Royal à Paris] présentait avec Catherine Langeait une émission qui s’appelait « Art et magie de la cuisine » (1954-1967). Moi je lui passais les plats pendant qu’il préparait les recettes. C’était génial« .
Michel se retrouve placé par Lenôtre dans les cuisines de chez Maxim’s près de la Concorde à Paris. Pendant trois ans il y fait ses classes puis se retrouve sous-chef dans les cuisines de l’hôtel Intercontinental de Genève. Nous sommes en 1968, et vous allez voir que ce qu’il a déjà vécu n’est rien à coté de ce qui va arriver ensuite.
« De Gaulle est venu me saluer en cuisine«
Sa réputation naissante (et son lien avec la montagne) conduit Michel à diriger la restauration des Jeux olympiques de Grenoble. Imaginez seulement… L’ensemble de la restauration des Jeux olympiques de Grenoble. Les chiffres donnent le vertige… 5 restaurants, 600 cuisiniers, des cuisines pour chaque pays, et presque 125 000 repas servis quotidiennement. Tout cela pour un simple CDD de 6 mois. C’est cette même année qu’il rencontre et se marie avec Madeleine sa fidèle épouse toujours à ses cotés après 52 ans. Elle est d’ailleurs à ses cotés pendant cet entretien et complète souvent nos échanges par des anecdotes sur la vie tumultueuse de son cuisinier de mari.
« C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à prendre goût aux grands défis, aux grands évènements et à rencontrer des célébrités. Le général de Gaulle, alors président, est venu me saluer en cuisine pendant les Jeux. » Pensées pour son père qui travaillait au même moment dans les cuisines de son petit restaurant familial non loin de là…
Passée cette sportive expérience, Michel et Madeleine se retrouvent à Aix-en-Provence au Vendôme. Ils organisent là-bas les dîners fleuris. Puis Cassis, puis Carry le Rouet, jusqu’à ce que Maxim’s lui propose d’aller ouvrir son premier Maxim’s américain à Chicago.
« C’est à cause de la femme de l’architecte Bertrand Goldberg que nous avons monté ce restaurant à Chicago. Elle venait à Paris une fois tous les 15 jours juste pour déjeuner chez Maxim’s. Du coup, Bertrand lui a promis de lui construire un Maxim’s équivalent à celui de Paris mais dans l’Astor Tower qu’il a lui-même conçue« .
Et c’est donc la-bas qu’il commence à rencontrer tout le gratin du show-biz américain dont un certain… Frank Sinatra ! Cette rencontre sera décisive pour le reste de sa carrière. Entre temps, il collabore à la création d’une dizaine de restaurants dans la fameuse tour John Hancock de Chicago. Vous savez celle qui fait partie de la carte postale de la ville, toute noire avec ses deux grandes antennes blanches.
Là il commence à se faire vraiment connaitre et avec Sinatra la complicité devient bien réelle. « À chaque fois qu’il venait au restaurant il passait par les cuisines et donnait 100 dollars à chacun de mes équipiers. Qu’ils soient serveurs, chefs sauciers ou plongeurs tout le monde repartait avec son petit billet dans la poche.«
Tellement complices, qu’après cinq ans passés à Chicago, le chanteur de New-York New-York l’appelle en personne pour l’aider à lancer son propre restaurant. Ce sera « le Vallauris » d’abord en plein cœur de Palm Springs en Californie puis le « Cal Neva » au Lac Tahoe (un restaurant qui se trouve exactement sur la ligne virtuelle qui sépare l’état de Californie de celui du Nevada). Aujourd’hui ce sont encore deux adresses où les plus grands se retrouvent… Et où Michel a côtoyé Elvis Presley ou encore Michael Jackson.
« Aujourd’hui quand je vois à la télé des images de Frank Sinatra je repense à ces soirées où nous chantions tous les deux une fois le restaurant fermé. » Michel Grobon
Imaginez ce que l’homme à qui vous parlez est en train de vous raconter. Pendant près de 20 ans le binôme Grobon/Sinatra fonctionnera ainsi. C’est par son entremise que Michel participera aussi à la création des six restaurants du Caesar Palace de Las Vegas. Il ouvre aussi celui de Paul Anka… Tant qu’a être le premier chef français dans la ville des casinos autant y aller franchement.
Au service de la Maison-Blanche
Début 1980, on le sollicite pour diriger les cuisines d’Hollywood Park en Californie. Un champ de courses hippiques (fermé en 2013) qui était un lieu incontournable pour les plus grandes discussions privées et diplomatiques que l’on pouvait avoir en public. C’est ici, encore une fois grâce à Frank Sinatra, que Michel est introduit cette fois-ci dans les couloirs de la Maison-Blanche. Nancy Reagan, très proche de Sinatra, le fait entrer au service gastronomique de l’homme le plus puissant de la planète : Ronald Reagan, 40e président des États-Unis !
Peu d’anecdotes sortent de ces années de mandats passées aux côtés du président. Juste qu’il aimait beaucoup les glaces en cornet et qu’il organisait ainsi des glaces-party un peu partout à la Maison-Blanche ou dans le ranch présidentiel.
« Quand je préparais les plats pour le président avant ses voyages, des officiers de sécurité venaient les récupérer de mes mains pour les mettre sous clé dans l’avion ou dans les cuisines des lieux de visite. C’était une sacrée marque de confiance qu’il me faisait. À chaque voyage c’était six Boeing 747. On ne savait jamais dans lequel il était, question de sécurité.«
C’est Reagan en personne qui place Michel auprès de Disney. On est en 1992 et à l’époque on construisait Eurodisney à Marne-la-Vallée. 56 restaurants dans le parc et les hôtels et 18000 employés. Devinez qui dirige tout cela ? Michel évidemment. L’expérience est pharaonique. Sur des moteurs de recherche il n’est pas rare de trouver des témoignages d’anciens collaborateurs qui expriment des souvenirs touchants.
Le chef de chefs d’états
Si on fait le bilan, Michel Grobon aura collaboré à l’ouverture de plus de 300 restaurants à travers le monde. Lui et Madeleine auront déménagé 15 fois en tout. Son épouse qui toujours à ses cotés a continué son métier de prof de lettres. Elle me confie qu’elle a pensé plusieurs fois à quitter le foyer tant l’implication de Michel était parfois difficile à suivre.
« Son problème c’est qu’il ne sait jamais dire non. Il a toujours adoré les immenses projets et je lui rappelle régulièrement qu’il vaut mieux avoir un grand chez-les-autres qu’un petit chez soi« . Entendez par là l’ouverture de son propre restaurant… « Ce que je faisais pour les autres c’était un peu pour moi que je le faisais… Et l’important c’est d’avoir le cœur bien placé« .
Michel aujourd’hui collabore toujours à Thennes avec Philippe Boucquez sur des recettes originales. Il travaille aussi sur des dîners de bienfaisance ou, il y a encore peu de temps, un immense gala voulu par le roi du Maroc. Ses foies gras au bourgeon de cassis ou au cacao (conçu en Picardie) font régulièrement le tour du monde. Sur sa blouse, on trouve toujours un drapeau français, un drapeau américain et les trois lettres CCC. Le Club des Chefs de Chefs d’état. Et ils sont peu à pouvoir prétendre y appartenir.
Nul doute donc que vous êtes sûrement passés à côté d’un des restaurants qu’il aura lancé dans le monde. Que ce soit à Thennes en Picardie ou à Lyon dans la rue Grobon, en hommage à son grand-père sculpteur qui a conçu les statues de l’Opéra Garnier et les façades de la Grand Place à Bruxelles. Si vous croisez Michel, sachez que vous aurez alors en face de vous un homme discret qui a cuisiné pour les plus grands et qu’il habite désormais en Bourgogne non loin de Cluny.
C’est là-bas qu’après 65 ans de carrière il donne encore un coup de main à un jeune traiteur qui déborde d’envie. Un peu comme lui finalement, le jour où Gaston Lenôtre l’avait reçu dans ses cuisines…