Par Anastasia Chelini – Photos Julie Limont
À Food&Sens, on s’est longuement posé la question. Peut-on, ou ne peut-on pas interviewer Jacques Pourcel ? Avant de finalement se décider à le faire… Car oui, il n’est pas totalement anodin de donner au fondateur historique de F&S une tribune dans son propre média. Mais le non-anodin ne signifie pas non légitime pour autant ; et s’il y a un chef dont l’actualité culinaire justifie qu’on se penche dessus, entre voyages gastronomiques permanents, ouvertures de restaurants de par le monde, et projets à n’en plus finir, c’est bien lui. Alors voilà, on a pris le risque de l’interviewer. Et il a fini par dire oui ! Cela donne un échange à bâtons rompus, tout en franchise et simplicité, avec un chef inclassable. Toujours par monts et par vaux, Jacques Pourcel reste toutefois bien ancré dans son fief montpelliérain, où ses racines demeurent. Rencontre.
F&S : Bonjour Jacques. Commençons par le commencement : on fait le point sur votre actualité ?
Jacques Pourcel : Elle est multiple ! (Rires). Même si elle se joue essentiellement à Montpellier comme toujours, et au Vietnam en ce moment. À Montpellier, nous avons deux locomotives, Le TERMINAL#1 ouvert en août 2016, et notre plage Carré Mer, qui a fêté cette année ses 9 ans. Ce sont deux grosses affaires qui demandent beaucoup d’énergie, qui sont très actives de par leur fonctionnement. En parallèle, nous avons entrepris il y a deux ans la rénovation d’un bâtiment historique du centre-ville de Montpellier, où nous ferons renaître le « Jardin des Sens ». L’ouverture est prévue pour juillet ou septembre 2019 ; le projet comprendra un hôtel de 20 chambres, et plusieurs formules de restauration, qui seront assurées par 70 employés. C’est le Groupe Helenis, promoteur immobilier du sud de la France, qui nous accompagne dans la réalisation du projet. L’investissement prévu est de 14 millions d’euros. Quant au bâtiment, il s’agit du tout premier hôtel de ville de Montpellier, érigé avant le 17ème siècle. Pour ce qui est cette fois du Vietnam, nous avons ouvert notre première table à Saigon, le Jardin des Sens, à Ho Chi Minh City ; trois autres ouvriront d’ici février prochain. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un promoteur immobilier local qui développe beaucoup dans la région. Sur place, nous avons recruté le chef étoilé Richard Toix qui nous aide beaucoup avec son épouse Laure, 3 ouvertures sont prévues dans le trimestre prochain. À noter, nous ne sommes pas seulement impliqués dans la partie fonctionnement ; nous sommes aussi investisseurs et associés, dans ce projet qui s’étalera sur 5 ans, et qui prévoit une bonne quinzaine d’établissements sur toute l’Indochine. Outre cela, nous sommes toujours au Japon avec le groupe Hiramatsu, et propriétaires associés du Café Français à Colombo (Sri Lanka) depuis 5 ans.
F&S : On se demande comment vous parvenez à tout gérer ; vos restaurants d’une part, Food&Sens de l’autre (qui publie brèves et articles à un rythme soutenu), vos voyages constants, et tous vos projets. Quel est votre secret ? Une organisation sans faille ? Une hygiène de vie drastique ? Un assistant de choc qui vous suit partout, et vous rappelle heure par heure toutes vos obligations ?
Jacques Pourcel : (Rires). Mon secret, c’est tout simplement d’avoir un jumeau ! Laurent est basé à Montpellier, où il mène la barque (et les cuisines). Et puis il y a Olivier Château, notre associé depuis 30 ans, qui est aux finances et au développement. Nous avons aussi de nombreux collaborateurs qui sont avec nous depuis longtemps, certains depuis plus de 20 ans, ce qui fait qu’au final, nous sommes non plus une équipe mais une famille. Et j’ai aussi quelques chefs externes qui m’aident sur des missions ponctuelles ; ce sont des soldats du feu, ils sont toujours là pour couvrir les arrières ! Thierry Alix, Thierry Rousset, Benoît Pépin… Ce sont des fidèles ; ils ont compris depuis longtemps comment nous travaillons. Quant à moi, je suis très autonome ; je gère mon quotidien avec rythme et méthode. Et oui, on ne se change pas, déformation professionnelle !
F&S : Comment vous est venue l’idée de créer F&S ? Après tout, ce n’est ni fréquent ni commun de voir un chef étoilé ouvrir en parallèle son média culinaire. Y avait-t-il un marché à prendre ? Pourquoi le choix du numérique, plutôt que du print ? Est-ce une autre façon de diversifier la marque Pourcel ? De la pérenniser dans le papier ? Ou bien, est-ce une autre façon de parler cuisine ?
Jacques Pourcel : Tout est parti d’un blog, créé au départ pour accompagner la sortie d’un livre de cuisine. C’était il y a 12 ans. Au bout de quelques semaines, je me suis rendu compte des limites d’un tel support lorsqu’il est voué à un sujet unique. Cependant, j’ai aussi senti le potentiel de ce nouveau média de communication (à cette époque, on était en plein dans les prémices des blogs). Quelques mois plus tard, on a transformé l’interface en une lettre quotidienne d’information sur les activités du groupe Pourcel. Là aussi, j’ai vite mesuré les limites du projet, et son côté potentiellement « m’as-tu vu » ; retrouver nos têtes aux 4 coins de la planète, ça devenait lourd. En parallèle, les chefs commençaient à s’intéresser aux réseaux sociaux ; pour ma part, j’étais moi-même passionné par l’univers de la restauration. Du coup, j’ai eu envie de créer un support qui raconterait ce qui se passe de sympa dans la profession, tout en évitant au maximum le côté « remise de médailles ». J’avais envie de partager des choses sympa, décalées.
F&S : Vous êtes chef de cuisine, mais aussi rédacteur en chef de F&S ; avec toutes ces activités dans le domaine culinaire, votre réseau de chefs doit être énorme. Est-ce qu’ils vous envoient directement leurs infos ?
J.P. : Hahaha ! On est tous chef de quelque chose … Je ne suis pas (d’abord) rédacteur en chef, mais bien chef de cuisine ; ma passion c’est la cuisine, et elle le demeure. Cependant, la cuisine telle que beaucoup de chefs la pratiquent a subi un coup d’arrêt pour moi à cause d’un « accident de la vie », comme on dit, survenu en 2011. Depuis, j’évite les trop grandes fatigues liées aux trop longues heures devant le fourneau, ainsi que les grosses périodes de stress. Ce qui fait que je suis en cuisine au moment des services, mais le reste du temps, c’est essentiellement bureau et voyages culinaires. Pour ce qui est de mes informations sur l’univers des chefs, elles m’arrivent par plusieurs biais : par les chefs eux-mêmes, par les réseaux sociaux, via les nombreux contacts que j’entretiens depuis 30 ans dans le monde culinaire, via le réseau des anciens chefs des maisons Pourcel, mais aussi par la presse internationale, et par mes voyages. Et bien sûr aussi par nos journalistes et contributeurs.
F&S : Qu’en est-il de la ligne éditoriale de F&S ? Au vu des très nombreux amis ou personnes que vous connaissez dans la profession, êtes-vous poussé à une certaine retenue éditoriale ?
J.P. : F&S évite de faire dans la complaisance ; F&S transmet des infos, des avis, sans jamais donner raison à qui que ce soit. Chacun doit se faire sa propre opinion. Pour autant, nous refusons de diffuser des informations pouvant nuire aux chefs, à leur engagement, à leur travail. À F&S, nous choisissons de ne pas diffuser certaines informations pour ne pas critiquer ou blesser gratuitement. Si par exemple, l’expérience qu’a vécu l’un de nos contributeurs au sein d’un établissement n’a pas été bonne, nous préférons ne pas en parler. Pour rappel, à F&S nous faisons de l’information, pas de la critique culinaire ou gastronomique. Dernière chose : nous filtrons les commentaires laissés sur les articles. Et puis en tant que chef, je connais les difficultés de ce métier ; je suis mal placé pour aller juger mes collègues.
F&S : Y a-t-il des chefs dont vous ne parlez jamais ?
J.P. : Pas vraiment… C’est parfois un choix à faire en comité de rédaction, qui demande débat. Personnellement, j’aime les gens honnêtes, les chefs honnêtes ; nous n’aimons pas ceux qui veulent briller en écrasant les autres. Je crois beaucoup à la fraternité dans notre métier. Et d’ailleurs, rassurez-vous : si certains chefs sont « zappés », ils ne se comptent même pas sur les doigts d’une seule main !
F&S : Comment F&S est-il structuré ?
J.P. : Alors : il y a moi qui veille au grain. Puis Guillaume Erblang, basé à Paris, qui est la tête pensante, l’agitateur d’idées, l’empêcheur de tourner en rond, le spécialiste un peu webmaster, un peu restaurateur, un peu grand voyageur… Ensuite, notre « poule sur un mur », Marie-Ange Chiari, est la plus connectée, et en charge de plusieurs rubriques, comme les livres de cuisine. Elle se déplace aussi beaucoup sur le terrain, au cœur des événements food. Nous avons également une journaliste basée à Londres, Anastasia Chelini, qui se déplace souvent à Paris (et ailleurs) ; elle s’occupe des interviews des chefs, des tendances, et relaie l’actualité des chefs au Royaume-Uni pour F&S. Sophie Brissaud, écrivain culinaire, tient sa rubrique « La petite cuillère » chaque vendredi matin, nous faisant ainsi découvrir sa table de la semaine. La photographe Julie Limont nous régale régulièrement par ses publications de moments captés au cœur des cuisines, des labos, au plus proche des chefs. Lorena Lombardi nous a rejoint dernièrement ; elle se balade régulièrement en Italie à la rencontre des chefs, et se rend aux évènements food. La journaliste Dominique Homs Vailhé s’occupe quant à elle de la rubrique lifestyle, nous faisant voyager dans les plus beaux endroits de la planète. Enfin, Irina Rotaru nous a rejoint dernièrement ; d’origine russe, elle connaît parfaitement le milieu de la restauration pour être régulièrement dans les restaurants.
F&S : La ligne éditoriale de F&S se voulant bienveillante, hésitez-vous du coup à poser des questions délicates aux interviewés ? Restez-vous en dehors des controverses ? Pensez-vous avoir un rôle à jouer en tant que média des chefs ? (Rôle de porte-parole, ou au contraire juste se faire l’écho de leur actu et, peut-être aussi, de leurs préoccupations ?)
J.P. : Notre choix est d’informer le public, et de donner envie aux gastronomes de découvrir les chefs par un autre aspect que par la cuisine seule. Les chefs ont de vraies personnalités, ils sont impressionnants par leur capacité d’adaptation et de création, ils sont passionnants. Pour moi ils sont les exemples de la réussite par le travail. Du coup, F&S ne relaie que les controverses amusantes, qui n’attaquent pas personnellement les chefs ; il arrive parfois à F&S d’envoyer quelques piques, mais cela reste sympathique. Toutefois, si dans un sujet délicat, le journaliste menant l’enquête choisit d’opter pour un ton plus dur, c’est son avis et sa responsabilité. C’est là sa liberté d’expression, que je respecte. Pour ma part en tout cas, je tiens à rester neutre dans les polémiques.
F&S : Qualifier la nature du média F&S peut parfois être difficile ; il ne s’agit ni d’un blog (au vu de la fréquence des posts, et de la présence quotidienne d’articles rédigés par des journalistes et auteurs expérimentés, on ne peut plus vraiment parler de blog), ni d’un site internet à proprement parler. Comment qualifiez-vous votre média ? Prévoyez-vous prochainement de passer à un authentique website ?
J.P. : Certains disent que c’est un webzine, d’autres un webmedia ; moi je dis plutôt un Online Magazine. En tout cas, cela fait bien longtemps que nous sommes sortis de l’univers du blog. D’autant qu’aujourd’hui, F&S génère un très beau trafic sur le web. Nous faisons évoluer la plateforme très régulièrement, nous amenons des transformations, des nouveautés. Ceci dit, F&S plaît dans sa forme actuelle ; les lecteurs ont leurs habitudes.
F&S : Quelle est la logique économique de F&S ?
J.P. : Il n’y en a pas ; c’est aussi ça l’avantage. Totalement indépendant, F&S n’a de compte à rendre à personne. De temps en temps, quelques diffusions publicitaires et de petits partenariats permettent de rémunérer les journalistes, les photographes, et de couvrir les frais. Voilà. Nous tenons absolument à ce que les choses soient claires avec nos collaborateurs : ils ont une grille de rémunération en fonction de ce qu’ils produisent.
F&S : Autre question, très dans l’air du temps ; que pensez-vous des influenceurs ? Ils semblent se multiplier dans les secteurs de la mode, du voyage de luxe et de la restauration.
J.P. : C’est très à la mode, oui. Ça ne veut pas dire grand-chose, influenceur. Beaucoup de monde aimerait être influent, mais on se rend compte que peu le sont. Il y a beaucoup d’influenceurs de pacotille ; la frontière entre influenceur et profiteur est très mince, et c’est d’ailleurs un problème pour les restaurateurs. Les vrais influenceurs ne s’affichent pas forcément, ils sont influenceurs parce qu’ils sont des exemples, ou parce qu’ils ont du pouvoir, ou par leurs connaissances ; pas parce qu’ils veulent briller sur la toile. Aujourd’hui, nombreux sont les animateurs de blogs qui se prennent pour des influenceurs, tout ça parce qu’ils sont très sollicités et choyés par les RP qui se doivent de remplir leurs événements médiatiques. Le pire, ce sont les conversations entre blogueurs auxquelles on assiste parfois : « mais comment, tu n’as pas reçu la dernière box, toi ? » Parfois c’est assez polluant…
F&S : Parlons de votre frère jumeau, le bien connu Laurent. C’est avec lui que vous avez bâti le nom Pourcel ; s’implique-t-il également dans F&S ? Chez les Pourcel, qui fait quoi ?
J.P. : Laurent est un fervent lecteur ! (Rires). Il donne son opinion, et il est très fort pour m’envoyer des infos, des articles de presse, etc. Mais sinon, il ne s’implique pas directement dans F&S. D’autant que tout ce qui est réseaux sociaux, ça le dépasse un peu. Il s’est créé un compte Facebook il y a tout juste un an… Lui, c’est la cuisine et ses équipes qui l’intéressent surtout.
F&S : Justement, parce que vous êtes le créateur de F&S, est-ce à dire pour autant que vous devez refuser d’écrire sur les chefs Pourcel ? Leur actu, pourtant, peut aussi faire légitimement l’objet d’un article, au même titre que celle des autres chefs. Comment faites-vous la part des choses ? Comment gérez-vous cette double casquette, avec tout ce que cela suppose de conflits d’intérêt, ou de procès d’intention potentiel de la part du lectorat quant à votre objectivité/neutralité en matière de ciblage de l’info ?
J.P. : De manière générale, nous évitons de nous mettre en avant dans F&S. C’est un choix. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de capter l’attention des lecteurs et de transmettre l’actualité Food ; alors Pourcel ou pas Pourcel, peu importe. Nous ne sommes ni en quête de médaille, ni en recherche de notoriété. L’actu rien que l’actu ! Quand nous parlons de nous sur F&S, c’est uniquement lorsqu’on a participé à des évènements où sont impliqués d’autres chefs, comme par exemple des festivals de cuisine. Voilà.
F&S : Pensez-vous que le nom Pourcel, ou bien votre personne, aient agi comme des fédérateurs pour fidéliser un lectorat qui s’accroît toujours plus ? Si tel est le cas, souhaitez-vous toutefois que soit associés vos nom et image à ce média, ou bien considérez-vous que l’un doit exister sans l’autre ?
J.P. : Je ne me pose pas la question. Je dirai que le nom Pourcel est peut être un gage de sérieux, mais peut-être pas aussi… Disons que le lecteur, sachant qui est derrière le média, se sent en confiance lorsque nous donnons une adresse de restaurant ; car franchement, un chef peut-il conseiller une mauvaise table ?
F&S : Depuis sa création en 2007, F&S a beaucoup évolué. Combien de lecteurs recensez-vous environ ? Par mois, par jour ?
J.P. : C’est très variable ; ce qui est sûr, c’est que F&S est dans une spirale ascendante très impressionnante. Les chiffres grimpent un peu plus chaque mois. Mais nous ne voulons pas entrer dans cette course folle aux lecteurs ; le référencement se fait naturellement. Nous n’avons jamais acheté de followers ou d’amis virtuels. Comme nous diffusons entre 5 et 7 articles par jours, la fréquence des visites varie selon les sujets. Dès que nous sommes sur des sujets touchant directement aux chefs, la courbe s’envole. Lorsque nous traitons d’un sujet où les chefs sont des stars de la télé, l’effet est immédiat. Et pour ce qui est des chefs de Top Chefs, ils attirent carrément les foules ! Hahaha ! Sinon, lorsque nous traitons de sujets liés au recrutement, aux difficultés du métier de la restauration, aux critiques de restaurants, c’est pareil : un débat naturel se crée, et la fréquentation explose. Certains articles culminent 2.000 à 3.000 vues, certains atteignent plus de 30.000 vues et au-delà ; mais la constance est là. J’en profite pour glisser que F&S est référencé sur l’argus de la presse ; nous sommes donc régulièrement sollicités par les RP et responsables marketing de grandes marques. Visiblement, F&S compte dans l’univers de la Food ; je trouve ça bien pour nos équipes de contributeurs.
F&S : Comment voyez-vous l’évolution de F&S ?
J.P. : Nous voudrions, sans prétention aucune, aider à faire avancer la profession, vers plus de dialogue notamment. On constate trop souvent qu’il y a un fossé entre salariés et patrons ; il y a beaucoup à faire dans ce domaine pour faire évoluer les mentalités.