Entre une jeunesse pressée, des modèles économiques fragilisés et des héritages culturels en quête de nouvelles traductions, les tables d’exception ne peuvent plus se contenter d’incarner une tradition figée. Réunis au domaine Bellavista lors des Area Talks intitulée Breaking Boundaries, cinq figures internationales des Best Chef Awards : Ana Roš, Jason Liu, Jessica Rosval, Santiago Lastra et Zineb Hattab ont exposé, chacun à leur manière, les lignes de fracture qui traversent aujourd’hui la haute cuisine.
Leurs propos révèlent une tension commune : la gastronomie, longtemps structurée comme un modèle fermé et hiérarchisé, doit désormais composer avec des publics aux attentes mouvantes, souvent éloignées des codes qui l’ont façonnée. Ce n’est pas une rupture spectaculaire, mais un lent travail d’érosion, qui oblige les chefs à déplacer les lignes sans renoncer à l’exigence.
Pour Santiago Lastra Le temps est devenu l’un des points de friction majeurs dans les restaurants gastronomiques, il raconte l’expérience d’un convive qui annonça vouloir quitter la table après deux heures et demie : son équipe servit un menu de quinze plats en 2h05. « C’est notre travail d’écouter », dit-il. L’anecdote illustre une évolution nette : une partie des jeunes convives ne se reconnaît plus dans le modèle du repas prolongé, longtemps perçu comme un marqueur d’exception. Les chefs doivent aujourd’hui adapter le rythme sans appauvrir l’expérience.
Jessica Rosval décrit quand à elle le rapport au luxe dans une profession longtemps dominée par une dimension performative : « Elle a exigé pendant des années beaucoup de personnel, de cristal, d’argenterie… et cela a un coût ». Ce coût, répercuté sur le prix final, limite l’accessibilité de ces tables. Mais l’évolution ne passe pas seulement par une baisse des tarifs : Jessica Rosval observe une transformation profonde des désirs. Moins d’apparat, plus de narration, plus de lien direct entre le cuisinier et le convive. « Nous avons tous une histoire différente à raconter », résume-t-elle.
Jason Liu constate que la culture constitue un autre nœud d’intérêt vital et que de son côté la cuisine chinoise reste perçue à l’étranger à travers des clichés persistants : « Quand j’ai demandé ce qu’était la cuisine chinoise authentique, la réponse a été du riz. C’est frustrant ». Dans ses restaurants de Shanghai, il s’efforce de construire une expérience qui exprime une identité culinaire contemporaine, débarrassée des stéréotypes, tout en restant hospitalière : « Chaque invité doit se sentir chez lui, et pas dans un décor plaqué ».
Face à ces mutations, les chefs élaborent des réponses distinctes mais convergentes. Ana Roš, installée dans la campagne slovène, revendique une fidélité au territoire et à la singularité de sa maison : « Je défends la gastronomie comme une galerie d’art : un lieu où l’on vit un moment unique, sans chercher à le travestir ». Elle refuse de se calquer sur les modèles urbains dominants, préférant faire évoluer ses pratiques de l’intérieur plutôt que d’en adopter d’autres.
Zineb Hattab incarne une autre stratégie : celle de l’hybridation. À la tête d’un restaurant vegan en Suisse, elle a progressivement déplacé son format pour répondre à ses clients : d’abord à la carte, puis en menu surprise, en s’appuyant sur un maillage serré de producteurs. « La gastronomie, pour nous, c’est l’attention aux détails et aux gens. Nos hôtes viennent comme ils sont », dit-elle. Ce repositionnement permet de sortir des stéréotypes associés à la cuisine végétale tout en maintenant une haute exigence technique.
Derrière ces approches diverses, une logique commune se dessine : la recherche d’un équilibre entre exigence et accessibilité, entre récit personnel et ouverture culturelle, entre rituel et souplesse. Loin d’un effacement des codes, il s’agit d’un réagencement.
Ce qui se joue dépasse la simple adaptation commerciale. Ces chefs, chacun à leur manière, participent à la recomposition d’un modèle culturel. Ils réécrivent la relation entre créateurs et publics dans un contexte marqué par la circulation rapide des images, la diversification des attentes et une attention croissante aux conditions sociales et écologiques de production.
La gastronomie reste une pratique d’élite par ses coûts et ses savoir-faire, mais elle n’est plus univoque. Elle devient une scène de négociation entre des héritages, des territoires et des générations.
Briser les frontières, ici, ne signifie pas effacer les repères mais ouvrir des passages entre des mondes qui jusqu’ici coexistaient sans se répondre : celui des chefs porteurs d’histoires, et celui des publics qui veulent y participer autrement. Dans cette zone de frottement, la gastronomie invente de nouveaux langages moins spectaculaires, plus poreux qui dessinent déjà les contours du paysage à venir.