Dès que, parti de Clermont-Ferrand et passé Riom, vous traversez Volvic, pourvu que vous évitiez l’autoroute, vous entrez soudain dans un monde de paix et de contemplation ininterrompu jusqu’à Limoges. Prenez par Pontgibaud, Gelles, Herment, Bourg-Lastic et La Courtine : bientôt vous êtes sur le plateau de Millevaches, et l’impression d’être tout près du ciel se fait très forte.
Gentioux-Pigerolles est en plein cœur de ce plateau, et la ferme de Pigerolles est à l’entrée du village. En attendant des constructions plus solides, parmi plusieurs bâtiments modulaires posés à la grue, un algéco tout blanc est aménagé en bar-restaurant. En fait, ce parallélépipède rectangle fait partie d’un des projets les plus culottés du monde, globalement et dans le détail. Jouany Chatoux, sa compagne Sylvie Jeanblanc et quelques amis y ont entrepris un grand projet d’économie rurale circulaire, Émergence Bio, fondé sur le recyclage. Un vrai petit Centre Songhaï limousin, soutenu par le ministère de l’Agriculture. Tout est bio, des légumes du jardin aux animaux d’élevage : brebis et vaches limousines allaitantes, poules, canards et porcs cul-noir du Limousin.
Nous sommes venus voir ces intéressants cochons pour la rédaction d’un livre : nous trouverons bien davantage. La ferme pratique la méthanisation, une forme de recyclage de déchets organiques qui produit un supercompost et un biogaz capable de chauffer toute la ferme et même davantage. Rien ne se perd, tout s’utilise. Et bien qu’aucune vie, rurale ou urbaine, ne soit exempte de problèmes, on est tout de même bluffé par le nombre de solutions que trouvent ces jeunes gens. Jouany produit de la viande bovine limousine, de l’agneau et du porc (porc blanc et cul-noir). Seul le cul-noir est traité en salaison : sublime jambon bien poivré et pimenté (d’Espelette), séché vingt-quatre mois ; saucisson et coppa.
Évidemment, tout ce projet inclut un restaurant, sinon je ne vous en parlerais pas. Dans l’algéco, les tables sont toile-cirées d’un joyeux bleu pétard. Les longues fenêtres sont comme un écran en Cinemascope ouvert sur la prairie de Pigerolles où batifolent dignement les brebis. « C’est la télé », observé-je. « Quand les vaches sont là-devant, répond Jouany, la télé, c’est nous. »
Après un Picon-bière au bar taillé dans un seul tronc d’arbre par le père de Sylvie, on passe à table. Repas à 13 euros, qui dit mieux ? Si l’on choisit un des vins bio proposés à la bouteille, c’est un peu — si peu — plus cher. Il n’y a pas de menu mais un « je vais vous expliquer comment on fait ». Vous ne trouverez pas ça ailleurs.
Pas de service mais un buffet. On se sert d’abord de charcuteries produites à la ferme et de salade du jardin. Le boudin maison est un délice ; les rillettes aussi. La laitue est d’une telle pureté de goût, d’une si belle texture tendre que je ne l’assaisonne même pas.
Je suis un peu surprise de trouver sur les plats de service des côtes d’agneau et des côtes de porc bio crues. C’est que je n’ai pas assez prêté attention aux tables : sur chacune, des planchas portatives sont prêtes à être allumées pour que chacun fasse sa cuisine. La viande est merveilleuse, tendre et riche avec un gras savoureux, nullement pâteux.
Pour accompagner les grillades, un magnifique pâté de pommes de terre tout chaud attend d’être divisé en parts.
Pour terminer le repas, cantal entre-deux et excellents yaourts bio à la myrtille.
On nous a prévenus : au menu, les vins ne sont pas bio parce que, eh bien, il faut faire des choix. C’est 13 euros le menu ou du vin bio. Allez, de même qu’on ne devrait jamais quitter Montauban, on ne vient pas tous les jours à Pigerolles ! Soyons fous ! Et sélectionnons un vin de la toute nouvelle AOP Corrèze, ça vient de sortir, ça date de la semaine dernière je crois. Mille-et-une-pierres est un rouge de cabernet franc et de merlot qui, terroir aidant, bio aidant, dégage une véritable personnalité — fruité, frais et minéral à la fois — et se boit avec une grande facilité.
Je sais qu’il est difficile de vous suggérer de faire le voyage jusqu’au plateau de Millevaches, mais si lointaine, si solitaire que vous paraisse cette région, elle n’en vit pas moins intensément. Sans exagérer, cette Gaec de Pigerolles est une grande aventure des temps modernes ; c’est l’avenir et l’espoir. Et c’est un honneur de se faire raconter cette histoire par Jouany et Sylvie. Cela, à lui seul, vaudrait le voyage. Qu’est-ce qui vaut encore le voyage ? Oh, plein de trucs. Ces paysages émouvants, ouverts sur le ciel. Ces repas à la fois simples et raffinés. L’ambiance au bar, quand les amis et les associés viennent du village ou que des dames viennent éplucher des châtaignes. Ce formidable jambon de porc cul-noir, tendre, persillé, au goût intense. Cette vérité, cette créativité qui n’ont pas de prix. Bon, sérieusement, qu’est-ce que vous attendez ?
Ferme bio de Pigerolles, 23340 Gentioux-Pigerolles. Tél. : 05 55 67 93 12. Menu ouvrier à 13 €, cent pour cent bio. Boutique de produits de la ferme. Vente de charcuteries, salaisons, miels, confitures, vins… Ouvert au déjeuner tous les jours sauf le samedi et le dimanche. Fermé le soir.
À la Petite Cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud