Ceux qui ont connu les années 70 se souviennent peut-être de la petite chanson publicitaire Il se passe quelque chose aux Galeries Lafayette… À Paris, il existe des restaurants où il se passe « quelque chose », une chaleur particulière, un supplément d’âme — et ceux de Pierre Sang Boyer en font partie. Pierre Sang on Gambey a ouvert au printemps 2014, un an après Pierre Sang in Oberkampf. Les deux établissements n’étant distants que de quelques pas, on aurait pu croire que Gambey serait une annexe : il n’en est rien. C’est un restaurant à part entière, avec sa cuisine à lui, son équipe, son cadre individualisé. On mange parfois à Gambey ce qu’on trouvait naguère à Oberkampf, et il arrive que Pierre Sang fasse passer du personnel d’un restaurant à l’autre. Lui, il est aux deux à la fois. À Oberkampf comme à Gambey, le vin coule dru, la cuisine est épatante et l’ambiance caliente, mais tout est différent. Tout cela est un peu compliqué — attendez, je vous la refais, vous allez comprendre.
Il vaut mieux commencer par une question : qu’est-ce qui fait courir un chef ? Quel est l’ingrédient de base qui le différencie des autres ? Qu’est-ce qui décide de sa vocation ? Qui a répondu : « la gourmandise » ? Au coin, les mains sur la tête. Les autres, cherchez encore. Voilà : il existe un élément de motivation plus puissant, plus profond, et il est de nature affective. Il faut le chercher dans l’enfance, dans la famille. Parfois dans la souffrance et la déchirure. Faire à manger, prendre la cuisine en main, régaler les autres, établir ou rétablir la paix et le contentement. C’est Bernard Pacaud, interviewé dans un documentaire : « Enfant, je faisais la cuisine parce que mes parents s’engueulaient. Je cuisinais pour ramener la paix à la maison. »
Ce sont aussi les nombreux chefs qui évoquent avec émotion la cuisine de leur grand-mère. Si vous interrogez Pierre Sang — seul chef coréen de Paris à parler avec l’accent auvergnat — sur la raison d’être de son métier, vous n’obtiendrez que cela : le souvenir, la famille, les amis, les gens, le cœur, l’amour. « Tout seul, on n’est rien, dit-il. Si un restaurant marche, ce n’est pas juste à cause d’un chef. C’est une équipe, une famille, qui donne du temps, de l’énergie, qui crée du partage. Tout ça, c’est de l’amour. Et si ça marche bien, si c’est bon, eh bien ! Fais-moi confiance, laisse-moi faire. Si les gens sont contents, on n’a pas besoin de se justifier. Il faut savoir donner, c’est essentiel pour un cuisinier. »
Idéalement, en sortant d’un restaurant, on doit être satisfait de ce qu’on y a mangé mais aussi de ce qu’on y a vécu. Il doit s’être « passé quelque chose ». Une chaleur affective qui s’élève en même temps qu’un bon vin descend dans le verre, une phrase amicale du chef entre deux dressages d’assiette, une conversation avec sa voisine de comptoir qu’on ne connaissait pas cinq minutes auparavant, et Pierre Sang qui fait son petit tour de salle et demande : « Ça va ? » Ce qui veut dire : « C’est bon ? » mais surtout : « Êtes-vous heureux ? »
Nohsun Lee, le chef, fidèle collaborateur de Pierre Sang depuis l’ouverture du restaurant d’Oberkampf, et Théo, le second.
Oui, très heureux, mais aussi comblés. C’est très bon, comme à Oberkampf. Est-on en présence d’une cuisine franco-coréenne ? Ça paraît bien ronflant, dit comme ça. Cuisine de souvenirs d’enfance avec touches coréennes d’intensité variable, c’est déjà mieux exprimé. Parfois, au déjeuner, Pierre Sang servira son fameux bibimbap revisité : riz grillé, légumes, salades, condiments, œuf frit, et le chef se paie le luxe de remplacer la grillade classique par une joue de porc fondante mitonnée au vin. À un pôle de sa cuisine, on trouve les plats mijotés de son enfance, cantal et jambon d’Auvergne, et à l’autre sa redécouverte à flot continu de la cuisine coréenne.
Les vins ont toujours été traités avec grand soin chez Pierre Sang : Marianna, la sommelière, reste fidèle à la tradition. Les bouteilles, sur les étagères, laissent admirer la variété des choix, sans fixette particulière sur les « natures » : Henri Milan (superbe vigneron des Baux-de-Provence), patrimonios d’Antoine Arena, domaine-de-trévallon… « Tu vois, on a l’esprit ouvert », semble dire au client la petite caisse de château-haut-marbuzet (un merveilleux saint-estèphe classique). Un verre du margaux de Château-Margaux, je-ne-sais-combientième vin du célèbre premier grand cru classé, frais et distingué, n’a pas été la moindre surprise de ce repas.
Laissez-vous aimer : allez manger chez Pierre Sang.
Un amuse-bouche du chef Nohsen Lee: maigre à la plancha, sorbet piquillo,
émulsion de jambon ibérique au vinaigre de cidre.
Le fromage occupe une place de choix dans les repas pris chez Pierre Sang.
Souvent, c’est un vieux cantal. Le condiment était une devinette : on croyait y voir du kaki,
c’était du potiron aux épices douces.
– À la petite cuillère – Texte et photos : Sophie Brissaud
Pierre Sang on Gambey – 6, rue Gambey, Paris XIe. Tél. 09 67 31 96 80, réservations par téléphone de 10 heures à 11 h 30 et de 15 heures à 16 heures. Réservations en ligne www.pierresangboyer.com. Ouvert du mardi au samedi de 12 heures à 15 heures et de 19 heures à 23 h 30. Menu déjeuner 20 € (2 plats), 25 € (3 plats), freestyle 35 € (5 plats), dîner 6 services 49 € ; menu « Origine » de 8 services servi pour 8 personnes : 88 €. Possibilité de réserver une table privée (6 couverts) à l’étage.