Tout est fait pour entretenir cet effet d’intimité. Il n’y a pas de hall. Dès l’entrée, la maison vous engouffre dans ses velours rouges, ses cuirs de Cordoue, ses cheminées de marbre, ses dorures patinées et ses coins sombres. Le client est directement amené à sa chambre où se fait le check-in. Pas de réception ; juste deux petits bureaux au coin du salon-bar, laissant toute la place à des canapés rouge grenat où l’on s’enfonce rêveusement.
Où est-on ? Au cœur de Paris, évidemment. Mais on pourrait l’oublier dans cette grande bibliothèque calme et recueillie (tout en vrais livres), ces longs intérieurs à l’anglaise éclairés juste ce qu’il faut, ces couloirs obscurs débouchant sur un patio aussi charmant que secret. Lieu enveloppant, matriciel, fascinant par son atmosphère contemplative. Quand je serai grande, ou que j’aurai racheté une île grecque, j’irai passer un week-end à La Réserve.
Pour l’instant, je suis au restaurant, Le Gabriel, et je déjeune avec Guillaume. Celui-ci trouve qu’il faudrait une pièce centrale à la très belle salle à manger. Je ne suis pas de cet avis : c’est par cela aussi qu’on n’est pas dans un palace conventionnel. On est dans une vraie salle à manger, sans tralala, sans chou au milieu, sans breloques, sans machin. Juste un beau style classique, pré-Belle Époque, « un peu chinois » comme on l’a dit du chai du château Cos-d’Estournel, grand cru classé du Médoc qui appartient au propriétaire de La Réserve, M. Reybier. C’est très bien qu’il n’y ait que des tables dans cette salle à manger. Ça fait salle à manger, justement. Ça fait restaurant concentré sur sa vocation. C’est à la fois luxe et simple, avec un beau parfum d’antan. Belle occasion d’ailleurs de le pourvoir du meilleur service possible.
Le voilà, en effet, le service à la parisienne, le seul, le vrai : un métier impeccable, une courtoisie exquise, un vrai naturel, une sorte de grâce et l’art d’établir avec le client un contact joyeux, plaisantin, en équilibre sur un fil sans jamais tomber dans la vulgarité. Une gouaille mesurée qui relie, d’un bout à l’autre du spectre, le garçon de café parisien et le maître d’hôtel de grande maison. Le service de La Réserve est maîtrisé, souple et euphorisant. Je suis certaine que ça facilite la digestion.
Jérôme Banctel — photobombé par Thomas Fefin, directeur adjoint du Gabriel — est chef exécutif, chapeautant les deux restaurants de La Réserve : Le Gabriel et la Pagode de Cos. Il est aux fourneaux du Gabriel. Origines en Bretagne Est, deux ans chez Christian Constant aux Ambassadeurs, dix ans au côté de Bernard Pacaud à L’Ambroisie, dix ans auprès d’Alain Senderens au Lucas-Carton. De sacrées références, enrichies de nombreux séjours au Japon qui ont parachevé l’équilibre subtil de sa cuisine, sa légèreté pour le corps (ce n’est pas si courant dans le « gastro »). Au cours de ce repas, je peux me faire une image de son style : c’est de la cuisine gastronomique non ennuyeuse, absolument pas formelle ni figée, surprenante à chaque bouchée. Et ça, c’est devenu très rare. Une cuisine qui éveille au lieu d’assoupir. Qui vous apprend des choses au lieu de jouer des partitions remâchées.
Mais surtout, rarement l’intensité du travail culinaire s’est fait sentir à travers une telle simplicité. Arriver à la simplicité sans effort apparent au prix de grands efforts. Je crois que c’est cela, la signature de Jérôme Banctel. On sent bien qu’il a fallu une somme considérable de recherche, d’essais, d’ajustements pour aboutir à chaque saveur, mais tout ce que l’on perçoit, c’est la joie, c’est le jeu, c’est le plaisir. Rien de laborieux au bout de ce travail minutieux.
L’impression dominante est ludique. On sent que le chef s’amuse, s’éclate à travers ses plats. Et cette dimension se communique aux convives par la couleur et par le goût.
Et aussi, rarement une cuisine aura été en telle adéquation avec son lieu. Ce mélange de faste et d’intimité, cette exubérance dont tous les éléments concourent à asseoir le convive dans une sensation de confort profond.
Nos vins : un puligny-montrachet les combettes minéral et parfumé ; un blanc de cos-d’estournel frais et fumé, 60 % de sauvignon arrondi par 40 % de sémillon ; château-cos-d’estournel 2008 enfin, noble et élégant, brillant de ses fameux arômes d’épices et de curry. Pour finir sur un sublime porto tawny.
Prenez note, on sert ici un beurre magique : nature ou au sarrasin, il se régénère à mesure qu’on l’entame. Un nouveau regard et il a retrouvé sa rotondité parfaite. Il se passe des choses bizarres ici. Ce beurre est touché par la baguette d’un enchanteur ou par les soins d’un service attentif.
Caviar, panini de haddock et condiment à la française. Sur une gaufre croustillante, une belle lampée de caviar (Kristal Kaviari), un peu de cornichon malossol. La cuillerée de crème aigre manque à la photo. Délicieux et généreux en caviar, ce qui n’arrive pas tous les jours.
Plat signature du chef : artichaut macau en impression de sakura et coriandre fraîche. Les cœurs d’artichaut confits sont garnis de fines chips d’artichaut. Une petite purée d’artichaut les accompagne, ainsi que deux perles de vinaigre japonais au sakura (cerisier).
Pelotonnés sous ces lamelles de truffe blanche, deux topinambours sublimés par une marinade à l’eau de chaux qui les fait croûter ; un bon rôtissage et ce légume (qui m’ennuie habituellement) en est transfiguré, rissolé, croustillant et fondant ; on pourrait intituler ce plat « le topinambour se rachète ».
Homard bleu de Normandie superbement cuit (croquant, translucide), carottes au suc d’orange et baies roses. Un plat qui joue autant sur les saveurs marines que sur la couleur orange, révélant que cette couleur a un goût bien à elle.
Arrive un autre plat signature de Jérôme et c’est du maquereau. Oui, dans un palace. Vous ne saviez pas que c’était un poisson de luxe ? Eh bien, découvrez-le. Mais auparavant, il faut que le poisson soit libéré de son sarcophage en feuillard de bois, une fois les ficelles coupées aux ciseaux à broder. Il vient juste de séjourner sur des pierres chaudes dans une cocotte et de subir un petit sauna au vin blanc juste à l’ouverture du récipient (pschhhh !).
Il émerge de ce spa aromatique juste raidi, à peine cuit, doté d’un fondant admirable, finement gras et métallique.
Et pour plus de bonheur encore, l’ineffable poisson bleu est nappé d’une savoureuse sauce bourride à l’oursin et accompagné de petites pommes de terre visiblement très heureuses de participer. Je demanderais volontiers du rab, mais je suis trop bien élevée.
Un autre plat signature : le pigeon arrive pudiquement voilé d’une fine galette de sarrasin. Déshabillons-le pour le découvrir nu, désossé avec art, pointant ses deux manchons d’un air distingué. L’oiseau est longuement mariné au miso pour acquérir une texture veloutée et giboyeuse, une saveur de foie et de sauvagine qui porte en elle des siècles de rusticité française. Et poudré comme un marquis, mais de cacao, dont le goût arrive comme une légère brise.
Une vue en coupe en dit toujours long.
La photo de mode s’imposait.
Grain de café meringué. Une meringue ultrafine, aromatisée au café, cuite de longues heures à basse température jusqu’à ne former qu’une masse légère et d’un croustillant égal, d’une texture uniforme. Comme une mousse de polyester, mais délicieuse. On ne s’attend pas à cette tendreté quand on pose la cuillère, qui s’enfonce presque toute seule. La meringue renferme un cœur de glace au sirop de merisier. On a fini avant même de s’en rendre compte.
Le Gabriel à La Réserve, Hôtel et Spa – 42, avenue Gabriel, Paris VIIIe. Tél. 01 58 36 60 60. Ouvert du lundi au vendredi de midi à 14 h 30 et de 19 heures à 22 h 30. Le samedi au dîner seulement. Brunch le dimanche à partir de 11 heures.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud