— À quoi ? »
C’était jeudi dernier aux Caves de Prague, chez Patrice Gelbart. Je ne suis pas à la pointe de l’actualité. Je suis occupée, ces temps-ci, à essayer tant bien que mal d’équilibrer ma vie. J’ai des priorités qui nuisent à ma veille technologique. Il peut s’ouvrir des bars, des restaurants, des coffee shops, des entrepôts, des gouffres, des canyons, je loupe le coche. Je suis aux antipodes des blogueurs de restaurants qui, encore naguère, investissaient en masse un nouveau lieu alors que la peinture était encore fraîche sur les murs. Et Ground Control, je suis passée à côté à la vitesse d’un TGV. « Ground Control, un truc qui a ouvert près des arcades, tu sais, avenue Daumesnil. » Je vois. En fait non, je ne vois rien : je crois voir. Un bar-brasserie branché de plus, un espace agaçant avec cocktails trop sucrés, hipsters aux yeux vitreux, café mal torréfié, mauvaise bouffe avec du kale et des burgers ? « J’irai peut-être », dis-je en pensant à autre chose. Et nous parlons d’autre chose.
C’est pas parce qu’on a d’autres priorités que de se renseigner sur les nouveaux lieux qu’on a le droit de passer à côté d’un machin pareil. Stéphane Jégo a mis fin à mon ignorance en m’y invitant. Hier soir, 28 mars, en compagnie des chefs syriens Nabil Attar et Mohammad Elkhaldy, il participait au lancement officiel de La Résidence, restaurant et lieu de formation dédié aux chefs réfugiés et financé par un appel de fonds KissKissBankBank. Et comme l’événement avait lieu à Ground Control, j’ai fait d’une pierre deux coups : j’ai relaté l’événement et je me suis couchée moins bête.
Ground Control, comment définir ça ? En fait, ce n’est pas un truc qui vient d’ouvrir. Depuis 2014, le projet fait des sauts de puce tout autour de Paris, investissant à chaque fois un lieu différent. Lieu de partage, de diffusion culturelle et artistique, lieu de vie. Grands espaces. Grands hangars. Grands espaces où l’on met des trucs, des trucs comme on aime en ce moment : pizzeria avec un vrai four en cuivre, bars, magasins de souvenirs (40 euros la petite pochette en coton, 7 euros le mug avec logo SNCF, tiens, c’est vrai : Ground Control est en partenariat étroit avec notre Société nationale des chemins de fer français qui, tout en perdant son âme, percée de toute part par les assauts du néolibéralisme, fournit ses locaux. Pour l’instant, c’est à la Halle Charolais, derrière la gare de Lyon. C’est immense, la cour est jardinée, il y a de la bière, des pizzas, du café, des lieux pour papoter, des lieux pour rien faire, des concerts, de la radio. On y recycle de vieux équipements ferroviaires, bref ça me botte. Ce qui me botte encore plus, c’est qu’on y a installé un authentique food court, chose rare en France. On va chercher son repas à des guichets-cuisines ; on achète la bière, le jus de pomme bio ou le vin à d’autres stands, et on va déguster tout ça sur de grandes tables.
Ici, cuisine centrafricaine
M. Zhao a un beau dragon.
Stéphane, Mohammad et Nabil pètent la forme. J’aime la façon dont ils unissent leurs savoir-faire : tous trois sont auteurs de chaque plat. Leurs cuisines respectives s’entremêlent avec tendresse, respect et humour. Aucune dominance, aucune domination : un vrai plan à trois, la cuisine de l’amitié.
Comme Stéphane est de la partie, forcément, ça va chauffer. Flamber, même.
Le paleron confit, flambé aux herbes aromatiques, est promené parmi les fidèles comme un encensoir.
Dieu qu’ils étaient bons, ces mezzés ! De haut en bas, en commençant à droite : Shorbet — soupe de lentilles, crème de poivrons, croustillant de citron noir (citron noir : Stéphane montre le bout de son nez.) Haliun : complicité à six mains autour de l’asperge. Six mains pour tenir une asperge, ils sont forts les garçons. Salade du moine : caviar d’aubergine de Damas, citron noir (coucou Stéphane !). Frikeh, bœuf confit brûlé à la flamme, croquant du jardinier. Et enfin Riz au lait, gazel el-banat (sucre filé), crème de pistache. Je m’attarde sur le dessert, réussite totale. Le célèbre riz au lait de Stéphane Jégo fusionne avec un muhallabieh, une crème de riz au lait levantine, et c’est l’union la plus sexy du monde : crémeux, aérien, parfumé à l’eau de fleur d’oranger.
Caviar d’aubergine damascène au citron noir, un festival de textures et de goûts : moelleux, croquant, acidité, douceur, coriandre, tomate, grenade, cébette…
Bravo à tous les trois pour cette belle communion culinaire, et s’il vous plaît, remettez ça quand vous voulez, où vous voulez. Je serai là.
Merci à Pia, à Laurence et à Stéphane.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud